- Citation :
- “No evil dooms us hopelessly except the evil we love, and desire to continue in, and make no effort to escape from. ”
2017 ~ 2018
Cela arriva si vite. L’explosion. La Résistance en profitant comme des sales hyènes. Les citoyens devenus fous. Le Régime en panique. Malgré le chaos, les policiers n’eurent pas à se parler pour se mettre d’accord sur une seule et unique chose : ce n’était pas leur combat. Ils étaient des gardiens de la paix et maintenant était le moment idéal pour reprendre leur rôle initial. Alors les agents en bleu laissèrent les rebelles et les soldats blancs s’entretuer pendant qu’ils s’occupaient de mettre les civils innocents en sécurité. Léandre faisait partie de ces braves gens. Impassible au milieu de la foule paniquée, il ne comprenait pas pourquoi ses collègues semblaient tout aussi traumatisés que les citoyens. Un policier se devait d’être calme après tout, alors pourquoi ne l’étaient-ils pas ?
Son sang-froid calma quelques personnes, rassurées de voir une figure d’autorité qui semblait savoir quoi faire au milieu du carnage. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était déjà ça de gagner. Savage ignorait combien de personnes il avait guidées vers les zones d’évacuation, combien de personnes il avait relevées, combien d’enfants en pleurs il avait dû transporter dans ses bras, combien de Pokémon il avait vus gémir dans leurs coins. Il n’avait pas compté. Il n’avait pas non plus compté les minutes. Combien d’heures ce chaos avait-il duré ? L’homme avait l’impression que le temps s’était figé. C’était irréel.
Quand on pensait que la situation ne pouvait être pire, Amanil se retrouva inondée. Les policiers durent évacuer avec le reste de la population; ce n’était pas au milieu de la catastrophe qu’ils pouvaient sauver qui que ce soit. Ils allaient devoir attendre avant de pouvoir y retourner et récupérer les survivants… s’il y en avait.
Savage s’était retrouvé avec d’autres flics et civils dans un quartier épargné par la tragédie, ou du moins qui n’était pas en aussi piteux état que les autres. Un officier avait récupéré des bouteilles d’eau dans un magasin et les faisait circuler. Les gens buvaient en même temps que des larmes coulaient sur leurs joues. Ce désespoir ne touchait pas le rouquin qui était aussi insensible que d’habitude. Après tout, cela ne servait à rien de paniquer. Un policier devait être calme. Même au niveau personnel il n’avait pas à s’en faire : sa fille était à Anula et sa femme…
La bouteille d’eau lui glissa des mains. Pour une rare fois depuis longtemps, ses yeux s’écarquillèrent.
Nicole n’était pas à Anula aujourd’hui. Elle était à Amanil.
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- Savage, ça fait des heures … Tu devrais prendre une pause …
Le concerné ne répondit pas. Ce n’était pas la première fois qu’on lui demandait de se reposer, mais il n’en avait pas le temps.
Lui, des policiers et autres volontaires soulevaient des débris dans l’espoir de retrouver des survivants… ou au moins des cadavres. Ses deux Pokémon spectre l’aidaient en inspectant les environs, le prévenant s’ils repéraient quelque chose. C’était donc inlassablement que le grand musclé utilisait ses muscles pour dégager des briques, des roches, des membres déchiquetés, des cadavres plus ou moins en entier et quelques fois des personnes qui avaient miraculeusement survécu.
« Quel homme, ce Savage ! Il se donne à fond pour secourir le plus de monde possible ! » qu’il entendait souvent dans son dos.
Ces imbéciles ne comprenaient rien. Il ne faisait pas ça pour eux; c’était sa femme qu’il cherchait. Il espérait qu’elle soit toujours en vie, mais paradoxalement, à chaque fois qu’il trouvait un corps, il espérait y voir son visage. Peut-être qu’en ces jours de confusion, il voulait juste savoir ce qui lui était arrivée.
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Ils ne retrouveront pas les corps de tout le monde. C’était une évidence.
Léandre s’était séparé du groupe principal. Il ne savait plus quoi penser, ni ressentir. Ressentait-il quoi que ce soit en fait ? Il avait composé le numéro du téléphone portable de Nicole un nombre incalculable de fois, toujours en vain. Peut-être l’avait-elle perdu. Peut-être était-elle blessée et ne pouvait pas répondre. Peut-être était-elle juste morte. Merde, sa femme était sûrement morte, mais les larmes ne venaient pas. Assis sur une poutre tombée, il cacha son visage sali par la poussière dans ses mains. Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ?!
Un grognement soudain le fit relever la tête. Un Lougaroc de forme Diurne se trouvait à quelques pas de lui. Blessée au flanc, la bête était clairement enragée; sûrement avait-elle perdu son dresseur dans l’explosion. Malheureusement pour le loup, Savage n’en avait rien à foutre. Ce dernier se releva lentement et voulu partir en silence, mais le Pokémon se mit à grogner davantage. Le Lougaroc avait soif de sang et de vengeance et puisque le rouquin était le seul humain présent dans les parages, c’était contre lui qu’il allait se défouler. Léandre lança de rapides coups d’œil vers sa droite et sa gauche : aucun signe de ses propres Pokémon.
Le loup bondit. Le policier eut le réflexe d’esquiver, mais il n’était pas assez rapide. Les griffes du Pokémon lacérèrent la partie droite de son visage et Léandre tomba sur le dos dans un cri de douleur. Il porta une main sur son œil blessé, incapable de l’ouvrir. Il voulu ramper hors de portée de la bête, mais celle-ci posa ses pattes sur ses épaules, décidée à finir le travail. Le père de famille était convaincu que c’en était fini de lui jusqu’à ce qu’une ombre apparaisse derrière son agresseur.
Malgré son seul œil valide, il reconnu sa citrouille fantôme qui se mit à briller et à grandir. De longues mèches de cheveux entourèrent le Lougaroc et le soulevèrent. Le loup ne couina pas longtemps. La Banshitrouye l’étrangla jusqu’à la mort. Elle lâcha son corps sans vie comme si ce n’était qu’un déchet et se dirigea plutôt vers son dresseur, inquiète et fâchée de le voir blessé. Milady utilisa ses cheveux pour le redresser, délicatement cette fois.
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Ce n’est rien, j-je dois continuer à chercher …-
Il se réveilla quelques jours plus tard. Paraît-il que malgré sa blessure fraîche, il avait continué à retourner des pierres pendant de longues minutes et qu’il aurait sûrement continué s’il n’avait pas été repéré par des policiers. Léandre s’était évanoui et on l’avait transporté d’urgence à un hôpital d’Anula. Honnêtement, après l’attaque du Lougaroc, tout était flou dans son esprit.
Quand il ouvrit les yeux (ou plutôt l’œil), la première chose qu’il vit fut le visage inquiet de Milady. Puis ce fut la Baudrive qui se pencha au-dessus de lui, curieuse. Les ignorant toutes les deux, Léandre se redressa péniblement, encore un peu dans les vapes. Il était couché sur une civière dans un couloir d’hôpital rempli d’autres blessés, certains à même le sol. Plusieurs personnes circulaient entre les patients et une infirmière s’approcha de lui.
- Vous êtes enfin réveillé, monsieur le héros !
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… Le quoi ?- Oh, hm, c’est ainsi que vos amis vous ont appelé, expliqua-t-elle d’une petite voix timide. Des policiers vous transportant sont arrivés en trombe et ont demandé une civière pour "le grand héros du jour" …
Ils étaient en admiration parce qu’il avait travaillé sans relâche pour trouver des survivants et ce, même gravement blessé. Le roux fixa le mur. Ces imbéciles n’avaient, en effet, absolument rien compris. Il porta une main à son visage et ce ne fut que là qu’il remarqua le bandage qui couvrait la moitié droite de sa figure. Quelque chose clochait. Si son œil droit était couvert, il aurait dû le remarquer tout de suite, non ? Il aurait dû y avoir du noir dans sa vision, comme lorsque l’on ferme qu’un seul œil. Alors pourquoi … L’infirmière eut l’air soudainement très embarrassée.
- Votre œil a été gravement touché, monsieur, et euh …
Elle n’avait pas besoin de finir sa phrase, le flic avait compris. Malgré tout, sur le coup, il ne savait pas quoi en penser. Quelle semaine de folie …
- Il est là ! s’exclama une voix de fillette à l’autre bout du corridor. Papa !
Il se retourna. Ses parents étaient là et même s’ils étaient d’un âge avancé maintenant, l’inquiétude n’avait pas aidé à les rajeunir. Une petite fille se faufilait entre les civières en courant. Sa fille.
- Papa ! s’exclama de nouveau Désirée lorsqu’elle rejoignit son paternel. Tu as bobo papa ?
Léandre voulut répondre, mais resta bouche-bée. Une sensation nouvelle l’empêchait de parler, comme s’il y avait un nœud dans sa gorge. Ce ne fut qu’à ce moment qu’il se rendit compte de son erreur. Depuis l’explosion, il n’avait pas pensé une seule fois à appeler sa fille ou ses parents pour leur dire qu’il était sain et sauf. Ils les avaient laissés plusieurs jours sans nouvelles. Il ne pouvait imaginer à quel point ils avaient dû être inquiets … Quel fils de merde il était. Et il était un père pire encore. La gamine de neuf ans sembla chercher quelque chose du regard.
- Papa ? Je ne vois pas maman. Où est maman ?
C’en était trop. Pour la première fois depuis longtemps, ou peut-être même de sa vie, le policier craqua. Le nœud dans sa gorge se transforma en sanglots et spontanément, il serra son enfant dans ses bras. Surprise, Désirée entoura le cou de son papa avec ses petits bras. Elle n’avait jamais vu son père pleurer. Elle n’avait jamais vu son père lui donner un câlin non plus.
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Les dieux eurent sûrement pitié de cette famille dysfonctionnelle, car l’Emergendémie ne les toucha pas. Les grands-parents Savage, qui n’avaient pas hésité à loger leurs fils et petite-fille chez eux, disaient que c’était un miracle. Ce qui était moins miraculeux cependant, c’était l’état de Léandre. Physiquement, ça allait; il n’était pas resté à l’hôpital longtemps. C’était mentalement le problème.
Les jours et les semaines passèrent lentement sans que son moral ne s’améliore. Il restait couché sur son lit presque toute la journée et fixait le plafond. Il ne parlait pas beaucoup, mais son désespoir se ressentait dans toute la maison. Désirée essayait parfois, en vain, de lui redonner le sourire avec l’aide de Roméo (la Baudrive s’en fichait et Milady était juste heureuse de pouvoir passer la journée proche de lui).
L’homme se sentait pathétique. Il était un mari pathétique : il n’avait pas pu sauver sa femme. Il était un fils pathétique : ses contacts avec ses parents étaient presque inexistants jusqu’à récemment. Il était un père pathétique : il n’était jamais là pour sa fille. Il était un policier pathétique : il ne pouvait plus remplir ses fonctions. Oh, l’agent avait essayé de retourner sur le terrain, mais il n’était même pas capable de marcher dans la maison sans se cogner partout. Jamais il n’avait imaginé que perdre un œil était aussi pénible. Alors il restait dans son lit, contemplant dans le noir ô combien il était inutile.
Comprenant que son état n’allait jamais s’améliorer ainsi, ses parents prirent rendez-vous avec une psychologue et poussèrent leur fils de presque quarante ans à y aller. Les premières rencontres s’avérèrent peu fructueuses; le roux ne répondait pas à beaucoup de questions. Cela ne découragea toutefois pas la thérapeute qui utilisa le peu d’informations qu’elle avait pour tenter d’attiser son attention.
Son patient semblait intéressé lorsqu’elle raconta que la perte d’un œil n’était pas une fin en soi et qu’avec une bonne réhabilitation, il pourrait même poursuivre sa carrière de policier. Cependant, ce fut lorsqu’elle mentionna qu’il pourrait profiter de ce congé forcé pour passer du temps avec sa fille qu’il sortit enfin de sa torpeur. Cette psy avait raison; il y avait peut-être du positif dans sa situation finalement …
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Ce ne fut qu’en septembre 2018, soit un an plus tard, que Léandre fut pleinement satisfait de ses nouvelles performances physiques.
Au début, il dû réapprendre à coordonner ses gestes avec son œil. Quand les docteurs lui demandèrent de verser de l’eau dans un verre, il crut qu’ils se foutaient de sa gueule. Quand le liquide se retrouva sur la table et non dans le gobelet cependant, cela le déprima plus qu’autre chose. Il était heureusement bien encadré et ne lâcha pas l’affaire. Saisir des objets se révéla aussi être un défi, mais avec plusieurs heures de pratique, le rouquin développa des trucs pour ne plus causer trop de dégâts.
Ensuite, Savage dû apprendre à se déplacer sans heurter les gens ou les obstacles. Le docteur spécialiste en mobilité lui expliqua que bouger la tête de gauche à droite comme lorsque l’on veut traverser une rue aidait énormément pour y parvenir. Il avait bien raison.
Le plus dur fut de réapprendre à conduire sans causer un accident. Regarder un peu plus à droite, rouler plus lentement afin de prendre le temps d’analyser l’environnement, juger les distances différemment … Un vrai cauchemar pour un ex-flic habitué à conduire vite sur les routes, sirènes à fond.
Il avait fait de grands progrès, or le grand musclé continua dans son élan et se pratiqua à tirer avec sa main gauche. Il n’avait jamais été extraordinaire avec une arme à feu, mais cela ne l’empêcha pas d’aller au stand de tir jusqu’à ce qu’il soit satisfait de son score sur les cibles. Ce furent ces longs mois de travail acharné qui permirent au roux de reprendre confiance en lui et de se sentir moins inutile maintenant qu’il n’était plus aussi handicapé.
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Niveau relationnel avec sa fille, par contre, les derniers mois n’avaient pas été aussi concluants …
Passer du temps avec Désirée : cela ne doit pas être compliqué, non ? Eh bien oui, ça l’est. Le pauvre père de famille ne comprenait pas ce qu’il faisait incorrectement. Plusieurs heures par jour étaient consacrées à sa fille et pourtant, il ne voyait pas d’amélioration dans leurs interactions. Bien sûr, Léandre aimait tendrement son enfant et ne voulait que son bonheur. Mais il était incapable de savoir si Désirée l’aimait en retour, ou du moins plus que juste "je l’aime parce que c’est mon papa".
- Peut-être a-t-elle l’impression que vous n’aimez pas être avec elle, proposa sa psychologue.
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Qu’est-ce qui pourrait lui faire penser ça ?- Nous en avons déjà discuté, M. Savage. Vous ne savez pas extérioriser vos émotions. Pour un enfant, des paroles ne sont pas suffisantes : les gestes doivent suivre …
Elle avait raison, ils en avaient déjà parlé souvent de son
problème. « C’est normal de ressentir des émotions et vous avez le droit de les vivre » répétait-elle souvent. C’était difficile à accepter; toute sa vie on lui avait demandé de rester calme en toutes circonstances. Là, on lui demandait de s’exprimer. Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent, merde …
- Souriez-vous à votre fille ? Lui donnez-vous des câlins ?
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Euh … Non.Le soir même, Savage alla chercher sa gamine de dix ans après l’école (cela avait été difficile d’en trouver une ouverte, mais il était hors de question que sa fille perde un an de scolarité à cause de ces conneries). Il prit une profonde respiration comme s’il se préparait à un grand effort physique et il ouvrit les bras en voyant Désirée. Elle s’arrêta devant lui, surprise et confuse, avant de gonfler les joues et de poser ses petits poings sur ses hanches.
- Papa ! Quand on fait un câlin, il faut sourire aussi !
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O-Oh …Il étira les lèvres et eut l’impression que son visage se craquelait. Il devait avoir l’air ridicule et cette impression fut confirmée lorsque sa fille éclata de rire et se jeta dans ses bras.
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Il y avait deux listes que Léandre regardait chaque jour : la liste des personnes disparues et la liste des personnes décédées. Parfois, un nom disparaissait de la première liste parce que la personne avait été retrouvée saine et sauve, mais plus souvent qu’autrement, le nom était transféré dans la deuxième liste. "Nicole Fontaine" ne bougeait jamais de la première, mais au fond de lui, il savait que sa place était dans la deuxième.
- Vous devriez faire des funérailles pour votre femme, suggéra sa psychologue, afin de vous aider à tourner la p-
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Non.2019 ~ 2024
Il pourrait retourner dans la police. La perte de son œil ne l’incommodait plus et il savait que ses anciens camarades l’accueilleraient à bras ouverts… du moins, ceux encore vivants et qui n’avaient été trop dégoûtés de leur métier. Sauf que justement, Savage était un peu dégoûté lui aussi. Il n’était pas certain s’il voulait porter l’uniforme de nouveau.
- Dans ce cas, pourquoi n’essayerez-vous pas d’être ouvrier ? Amanil cherche de la main-d’œuvre pour reconstruire la ville.
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Hm …- Vous avez les muscles pour et puis, voyez cela comme une opportunité de vous reconstruire en même temps que la ville. Je suis certaine que ce sera thérapeutique.
C’était surtout poétique. Presque. Enfin, la psychologue avait raison. Le rouquin avait abusé de l’hospitalité de ses parents trop longtemps et il était temps de redevenir autonome. Alors il alla faire la file pour s’engager.
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- Eh mais je vous reconnais, vous !
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Pardon ?Un travailleur déposa ce qu’il transportait pour s’approcher de l’ancien policier. Il y avait beaucoup de bruit sur le chantier, comme chaque jour, mais ce n’était clairement pas pour ça qu’il avait répondu "Pardon ?".
- Vous m’avez sorti des décombres cette… cette journée-là, vous vous rappelez ? J’avais la jambe brisée et je pensais mourir, mais vous m’avez trainé comme si j’étais aussi léger qu’un Flabébé !
Léandre ne se souvenait pas d’avoir déjà vu ce type. Honnêtement, il ne se souvenait pas du visage de ceux qu’il avait aidés tout court. Il n’avait fait que son travail, ce n’était pas comme s’il avait voulu le sauver lui en particulier … Son admirateur lui serra la main, les yeux brillants.
- Vous êtes un héros ! C’est un honneur de travailler sur le même chantier que vous !
Quand l’homme le laissa finalement seul, le plus grand des deux ressentit un léger serrement dans sa poitrine. Un sentiment de honte. Il n’était pas un héros : ses intentions étaient égoïstes et non nobles …
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Mars 2019. Maintenant que leur fils avait retrouvé une situation stable, les grands-parents Savage décidèrent de déménager en France et d’y passer le reste de leurs jours. L’époque du Régime avait été éprouvante pour ces vieilles personnes et même si le mal était derrière eux, le pays était toujours ébranlé après tant d’années de dictature. Ils voulaient vivre leurs vieux jours en paix, pas dans une contrée bruyante en reconstruction … Ils laissèrent donc la maison familiale à Léandre et partirent en promettant à Désirée qu’ils allaient lui écrire souvent.
La demeure semblait très vide tout d’un coup. Si Nicole avait été là …
- Papa, est-ce que je peux prendre la plus grande chambre maintenant ?
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La plus grande chambre pour la plus petite personne ici ? Tu n’as pas peur de te perdre dedans ?- Eeeh ! Eh bien moi au moins je peux entrée dedans, toi tes muscles t’empêchent de passer la porte !
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Ce fut une journée comme les autres sur le chantier. Le soleil qui avait fait suer tant d’hommes et de femmes descendait enfin dans le ciel. L’ouvrier flânait entre les tas de planches, s’essuyant le visage avec une serviette usée, quand deux ombres dans un coin attirèrent son attention. Il reconnu l’un des contre-maîtres et celui-ci semblait faire un marché avec un autre homme. Ce dernier lui tendit alors une grosse liasse de billets avant de partir discrètement.
Le contre-maître partit de son côté, comptant l’argent qu’il venait de se faire avant de lever la tête et de repérer le rouquin. Il s’approcha de lui, prit un billet d’argent de son butin et le lui fourra dans la main.
- Tu n’as rien vu.
Léandre regarda l’autre continuer sa route comme si rien n’était. C’est vrai, il avait presque oublié : tous les hauts placés sont corrompus, Régime ou non. Il balança le billet vert derrière lui et s’éloigna, légèrement dégoûté que son supérieur hiérarchique pensait pouvoir l’acheter ainsi.
Il revint sur ses pas quelques secondes plus tard et ramassa l’argent. À bien y penser, ce serait du gaspillage de laisser ça là …
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L’année 2020 se passa comme l’année 2019. Rien de remarquable se produisit à part qu’il avait atteint l’âge respectable de quarante ans. Il ne se sentait pas plus vieux malgré les blagues de sa fille.
La reconstruction d’Amanil avançait bien et les choses semblèrent se calmer avec la mise en place du nouveau gouvernement. Sûrement tous des types qui avaient payé leur siège, mais en tout cas … Ces hypocrites pouvaient bien faire ce qu’ils voulaient; en autant que Savage avait suffisamment d’argent pour faire vivre sa fille dans le confort. D’ailleurs, sa relation avec Désirée s’était grandement améliorée ces dernières années. Les conseils de la psychologue avaient aidé. Oh, il n’était toujours pas très expressif : c’était comme si son visage ne voulait pas suivre ce que sa tête lui disait. Il compensait avec un langage plus coloré et des blagues à la con pour montrer à sa fille que ce n’était pas parce qu’il avait une tête d’enterrement qu’il s’ennuyait avec elle. Cela n’empêchait pas cette dernière de lui faire plein de câlins pour compenser ceux qu’il ne faisait pas lui-même (et aussi parce qu’elle était en compétition avec Milady pour savoir laquelle des deux pouvaient lui donner le plus d’affection en dix minutes).
À défaut d’être fou de joie, Léandre était serein.
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2021. Il était encore satisfait de sa vie en général, mais il commençait à s’ennuyer. Amanil n’avait plus besoin d’autant d’ouvriers qu’avant et les bureaucrates commençaient à faire du ménage dans les employés. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’on lui donne un chèque ridicule et qu’on lui montre la porte.
- Amanil cherche un nouveau Champion Dresseur. Pourquoi ne tenteriez-vous pas votre chance ? La ville a besoin d’une personne d’expérience comme vous, tentait de le convaincre sa psychologue.
- Papa, papa, tu as vu sur Internet ? La Compétition a posté une annonce parce qu’elle cherche un Champion pour Amanil. Ce serait trop cool si tu le devenais ! le suppliait carrément Désirée.
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Bon bon, j’ai compris, bordel, grommela-t-il avec toute la mauvaise foi du monde.
Peut-être était-il temps de faire face à son passé en entrant de nouveau dans la police… ou plutôt la milice. C’était le nouveau nom. Le père monoparental roula des yeux (m’fin de l’œil) : soumis au Régime ou soumis à la Compétition, quelle différence ?
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Il décrocha le titre avec une facilité déconcertante. Sa forme physique n’était plus à prouver et sa psychologue avait signé comme quoi il était mentalement apte à assumer ses fonctions. Et que dire des combats Pokémon ? Les jeunes compétiteurs n’avaient pas fait le poids contre ses fantômes en soif d’âmes à dévorer. Ces p’tits cons manquaient d’expérience et avaient encore des croûtes à bouffer on dirait.
- Nous savons tous ce que vous avez fait pour Amanil, déclara le haut fonctionnaire responsable de l’examen en lui serrant la main. C’est un honneur d’avoir un héros comme vous en tant que Champion Dresseur et Chef de la milice de notre ville.
"Héros". Encore ce terme vide de sens. Léandre n’avait pas postulé pour faire plaisir aux citoyens, il avait postulé pour faire plaisir à sa fille.
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Le pauvre rouquin eut du mal à s’adapter à sa nouvelle position. La petite famille Savage avait dû déménager à Amanil, mais là n’était pas le problème. Il n’avait jamais eu à commander qui que ce soit de toute sa vie et puis pouf ! Du jour au lendemain, le voilà le deuxième homme le plus important de la ville après le maire. Une Élite. Bordel qu’il regrettait sa décision les premiers mois. Heureusement, la plupart des miliciens étaient trop intimidés par sa grandeur, ses muscles et son cache-œil pour lui tenir tête. Cela ne les empêchait pas de regarder bizarrement leur supérieur quand il leur ordonnait quelque chose de stupide.
Au bout du quatrième mois, ça allait un peu mieux. Il regrettait quand même sa décision. Quelle idée de merde. Savage s’emmerdait dans son bureau vitré à juste diriger les autres. Les seuls moments un peu amusants de son travail étaient lorsque des dresseurs le défiaient à l’arène, mais ce n’était pas assez courant pour que le jeu en vaille la chandelle. Il s’emmerdait. Il s’ennuyait. Il s’ennuyait terriblement. Maintenant qu’il avait le temps d’y penser, Léandre constata que cela faisait des années qu’il s’ennuyait. Quelle vie ennuyante.
Puis, à la fin du cinquième mois, quelqu’un cogna à la porte de sa demeure.
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Ça ne pouvait pas être Désirée, elle dormait chez une amie ce soir-là. Quant à lui, il n’avait aucun ami. C’était peut-être juste le facteur. Dans tous les cas, le Revenant ouvrit la porte sans cérémonie. Un homme dans la cinquantaine se trouvait devant lui. Son costume parfaitement taillé et son sourire mielleux trahissait toute la richesse qu’il devait posséder.
- Léandre Savage ?
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C’est moi.Le riche entra sans se faire inviter. Non mais, ça se croit tout permis ces c-
- Cela fait longtemps, "Posipi".
Léandre ferma aussitôt la porte. Il n’était pas amusé du tout.
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Qui êtes-vous ?- Vous m’offensez ! Je suis pourtant un homme d’affaires important sur l’île.
L’homme lança nonchalamment sa carte d’affaire sur la table. Le Champion le dévisagea froidement un moment avant de prendre la carte et de la lire. Eugène Maurice des Sources Maurice. La compagnie pour laquelle Nicole travaillait. La compagnie pour laquelle lui-même avait travaillé, en quelque sorte.
- Lorsque j’ai lu dans le journal qu’Amanil avait un nouveau Champion, j’ai fait des recherches. C’est là que j’ai découvert que vous êtes le veuf de Nicole Fontaine.
Les lèvres de Maurice s’étirèrent alors en un faux sourire peiné.
- Toutes mes condoléances. Nicole a été une terrible perte pour la compagnie.
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Rien à foutre de vos condoléances, répliqua-t-il sèchement.
L’invité se tira une chaise et son sourire prit une forme mesquine. Une lueur dangereuse se promenait dans son regard.
- Comme vous le savez sûrement déjà, les Sources Maurice sont un lieu de détente pour Pokémon. Ah, je me suis fait beaucoup d’argent après le Régime ! Toutes ces pauvres petites créatures stressées sont venues décompresser chez moi.
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Je sais surtout que vous cachez un trafic de Pokémon.- Haha, en effet ! avoua le richard sans aucune honte. Récemment, on a même fait venir des Pokémon de d’autres pays afin de les revendre ici. Les affaires marchent bien.
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Vous pensez pouvoir débarquer à l’improviste chez le Chef de la milice, déballez votre sac et sortir sans menottes dans le dos ?- Oui.
Moment de silence.
- Comme je disais, les affaires marchent bien, mais elles pourraient marcher mieux encore. Votre ville est pleine de criminels, Champion, et donc pleine d’acheteurs potentiels.
Son rictus s’agrandit. Eugène croisa les jambes, sûr de lui.
- Évidemment, ce serait fâcheux si des policiers mettaient des bâtons dans les roues de mon commerce …
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Vous voulez m’acheter.- Exactement ! s’exclama l’autre en tapant une fois dans ses mains. Vous serez grassement payé.
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… Pourquoi moi ?- Est-ce une plaisanterie ? Mon cher, vous l’avez dit vous-même : vous êtes le Chef de la milice. Vous êtes le mieux placé pour camoufler des activités criminelles.
Bon sang, ce sale riche avait raison. Cela faisait des mois que Savage jouait les patrons, mais ce ne fut qu’à ce moment précis qu’il saisit l’étendue de ses pouvoirs. Il contrôlait la justice. Il pouvait jeter des dossiers sans qu’on le fasse chier. Il était au courant des tous les mouvements policiers de la ville. Il pouvait même foutre des gens à la rue.
Il était un haut placé.Et là, on lui proposait de l’argent contre ses services. Parce qu’il était une personne importante. Était-ce le cas pour tous les autres Champions ? Pour toutes les autres Élites ? Est-ce que des types mal intentionnés les approchaient pour les mêmes raisons ? Que faisaient-ils ? Est-ce qu’ils les mettaient en prison ? Devrait-il le mettre en prison ?
Puis, une voix sonna dans sa tête, aussi clairement que si sa femme était dans la pièce :
« On s’en fout des lois ! Le gouvernement, les compagnies, les élites, le riches et autres salopards de la même espèce ne les suivent pas, alors pourquoi devrions-nous ?! Le monde est corrompu et pour survivre, il faut jouer selon leurs règles personnelles et non celles qu’ils essayent de nous imposer ! »C’est vrai. Tout le monde faisait ça.
Et puis, il s’ennuyait vraiment ces temps-ci. Il s’ennuyait depuis toujours.
C’est vrai. Les souvenirs remontèrent. Il était heureux quand il courait dans les rues, des Pokéballs volées sous le bras. Son cœur battait. Souriait-il à ce moment-là ? Il était sûr qu’il souriait.
C’était un monde de merde et corrompu. Quelle différence cela ferait-il s’il arrêtait Eugène Maurice ? Absolument rien. Des salopards de son espèce, il y en avait des milliers d’autres.
Pourquoi se priverait-il d’un peu plus d’argent ? Pourquoi se priverait-il d’un peu plus de plaisir ?
- Mon numéro personnel est derrière la carte, fit soudainement le trafiquant en constatant que son interlocuteur était pensif. Vous pouvez toujours m’appeler plus tard pour accepter mon of-
-
Ce ne sera pas nécessaire, trancha-t-il avec une énergie nouvelle.
J’accepte.-
Aujourd’hui. En pleine nuit, devant un entrepôt abandonné. Le Revenant ainsi que plusieurs autres miliciens étaient collés contre les murs extérieurs, armes sorties. Selon les sources d’un officier, des Pokéballs contenant des Pokémon volés seraient entreposées ici par un groupe de bandits. Ces derniers seraient peut-être également là avec un peu de chance.
Le plus jeune de la troupe observait le Champion avec admiration. Au lieu de rester derrière son bureau, il participait lui-même aux opérations. Quel homme ! Quel héros !
Le héros en question se retenait pour ne pas sourire et Dieu seul sait ô combien c’était rare que cela arrive. Il savait que lorsqu’ils allaient défoncer la porte, l’entrepôt serait vide. Il le savait parce qu’en apprenant que cette planque avait été découverte, il avait déplacé la marchandise dans le sous-sol de sa propre arène. Personne n’allait fouiller là. Personne ne se doutait de rien. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ça.
D’un mouvement de la main, Léandre donna le signal. Deux miliciens donnèrent un coup de pied pour ouvrir la grande porte et les autres entrèrent, prêts à tirer.
- Les mains en l’air !
Personne. Il n’y avait rien ni personne. Les agents baissèrent leurs armes au bout de quelques secondes, hébétés. Savage fit même le tour de la grande pièce, mains dans les poches, avant de s’arrêter devant l’officier qui avait les sources. Ce dernier était plus qu’embarrassé.
- Pardonnez-moi, sir, bafouilla-t-il. Mes sources étaient pourtant claires là-dessus que…
-
Pas aussi claires que tu le pensais. Ton indic t’a fourré, Agent Martin. Trouve-toi en un meilleur.Le roux planta l’autre là et déclara que c’était inutile de rester ici une minute de plus. Cette nuit-là, les miliciens rentrèrent chez eux bredouilles. Cette nuit-là, Léandre Savage rentra chez lui heureux.