Souvenirs endormis
Ferme des Green-Onizuka - Fin Avril 2023 - Vers minuit

/!/ TW : évocation de manipulation affective, omission, déformation, etc. /!/

Parfois, je me dis que les souvenirs, la mémoire, c’est quelque chose d’assez étrange et effrayant. Du moins, j’ai l’impression que c’est comme ça qu’on perçoit le passé, dans ma famille. D’une manière ou d’une autre, même si je déteste mes parents et que j’essaie de rejeter ce qu’ils ont voulu m’inculquer, hé bien, j’ai parfois hérité de cette peur de certains souvenir, une peur semblable à une peur de l’inconnu, finalement. Il faut dire qu’Alex l’avait aussi, cet espère de blocage étrange quand il fallait parler de son enfance et surtout d’Irina… Tout comme Riku, ou même Ellias. A force, ça devient franchement bizarre. Je le pensais déjà quand j’étais petit, même si ça n’était pas dans ces termes… Ces choses qu’on ne dit pas, ça me met de plus en plus mal à l’aise.

La dernière fois qu’on est allés se promener à Nuva Eja avec Ellias, on n’a pas eu le temps de parler de tout ça, même si j’ai l’impression que mon cousin avait envie de faire cet effort, lui. Il ne s’attendait pas à ce que je m’intéresse à ce point à son enfance et à celle de ses cousins et cousines. Il cherchait ses mots, semblait à la fois gêné et heureux qu’on lui pose de telles questions. Il m’a demandé, même, pourquoi le sujet m’intéressait tant et était devenu perplexe quand je lui ait annoncé que personne ne m’a jamais parlé de tout ça. Finalement, comme on manquait de temps, il m’a promis qu’on en reparlerait la prochaine fois. Et je n’en peux plus d’attendre.

En fait… Plus j’attends, plus je me sens impatient et un peu en colère. Pourquoi est-ce que je dois attendre si longtemps pour savoir des choses aussi simples sur ma propre famille ?! Je veux dire… Alice a pleins de souvenirs rigolos avec son père, ses oncles, sa grand-mère, ses cousin.e.s, elle a aussi des anecdotes rigolotes. Je sais pas, quand elle me parle de tout ça, je me dis juste « ah, oui, ça doit être ça, d’avoir une famille normale… ». Partager des souvenirs communs heureux, en rire… Pourquoi n’ai-je jamais eu ça, même avec Alexander et Riku ? Enfin, je ne peux pas dire que Riku n’essayait pas. Mais Alex n’était pas chaud, sauf quand il s’agissait de descendre Papa et Maman, et Riku le suivait et ils rigolaient bien. Et moi aussi je me forçais à rire, même si je ne comprenais pas tout et que je me sentais un peu mal à l’aise, dans ces moments-là.

Le point commun de toutes ces personnes, concernant le passé… Il y avait un sujet à ne jamais aborder.

Irina.

Tandis que je réfléchis à tout ça, ce soir, au chaud sous ma couette avec une vidéo débile et soporifique qui passe sur l’écran de mon portable, mon regard se déplace vers Loukas. Le Mateloutre dort à poings fermés, il a l’air bien heureux et sa patte remue parfois nerveusement, comme s’il faisait un rêve. Cela fait un moment qu’on fait la route ensemble, lui et moi. Quand au moment où il a évolué, eh bien… Là aussi, on retrouve Irina. Enfin, Irina n’était pas là, en fait, je n’ai jamais su où « était » Irina. M’enfin, quand même, même si je ne voulais pas comprendre à 6 ou 7 ans, je me dis que… En fait, Irina est « partie », certainement pour de bon. « Partie » comme dans « morte ». Et tout ça, Alex ne voulait surtout pas en parler. Il m’a promis, plusieurs fois de le faire. Mais à chaque fois, il n’était pas prêt, ça avait l’air de lui faire trop de peine. Alors, bah, moi, quand Alex a de la peine, bah, j’en avais aussi et je laissais tomber. C’est toujours comme ça que ça marche, aujourd’hui, d’ailleurs.

Pourtant, je me suis vraiment énervé, une fois. Alex m’avait promis de me parler d’Irina et il ne l’a pas fait. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je me suis mis dans une colère noire. Et, Loukas m’a soutenu en évoluant, ce même jour, et a envoyé un bon gros jet d’eau dans la face de mon grand frère, pour me permettre de courir là où je serais tranquille… En plein centre-ville d’Amanil, oui, j’ai eu des idées un peu plus ingénieuses, celle-là n’en était pas vraiment une. Mais, je ne sais pas. J’avais juste envie de montrer que j’existe… J’y pense, maintenant, quand j’étais petit, c’est souvent que je courrais pour échapper à quelque chose et prouver que j’étais là. Mais, bien sûr, je me suis perdu, je me suis réfugié dans une ruelle avec Loukas, j’avais envie de pleurer, parce que, forcément, j’avais été bête et Alex allait me gronder (ce qu’il a fait d’ailleurs, mais c’est parce qu’il avait eu peur pour moi). Je sens que le sommeil me gagne, je perds progressivement la vue de mon Mateloutre endormi à mesure que mes paupières se ferment. Loulou m’avait bien consolé, dans cette petite rue, jusqu’à ce que Alex finisse par nous retrouver, avec Elijah, sa gentille Démolosse. Et aujourd’hui, Loukas est toujours à mes côtés, fidèle au poste. Je ne pense pas que je m’endormirais si sereinement si lui que je considère un peu comme un ange gardien ne dormait pas en boule au bout de mon lit toutes les nuits. Doucement, lâchant petit à petit mon portable désormais éteint, je me laisse glisser dans mon sommeil. Je m’endors dans l’attente fébrile qu’Ellias éclaire ce passé familial dont j’ignore tant la prochaine fois qu’on se verra.