Je devais savoir, à cette époque, que j'avais fait quelque chose de mal. Même en protestant, en gonflant ma poitrine pour faire genre que non, prétendant, avec toute l'arrogance bouffie du jeune adolescent complexé que j'étais, en râlant de toute ma voix, je me doutais bien que j'étais en tort. Je crois que je compensais quelque chose, stupidement. Depuis notre entrée au collège, puis au lycée, j'avais cette impression persistante et puissante que Clive était... J'sais pas, plus loin, on va dire. Distant, en fait. Peut-être que c'était moi, qui m'éloignait, au fond, je n'en sais pas grand chose. Mais je savais, en revanche, que cette situation me frustrait. J'ignorais ses plaintes, souvent, quand il râlait quant au fait que ma musique était trop forte, trop souvent, que quand j'invitais des amis pour des soirées, il ne pouvait pas être tranquille, ou que des fois, je lui demandais juste trop souvent de sortir. Je prenais ses plaintes pour des rejets. Égoïstement, je n'avais jamais considéré le fait qu'il était peut-être juste profondément mal à l'aise, et que je me comportais comme le dernier des trous du cul.

« Je sais pas. Ça changera quelque chose, qu'on comprenne... ? »

Sur le coup, je ne sais moi-même pas quoi répondre à la gamine. J'aimerais bien lui dire que oui. C'est sûrement ce que je devrais faire, d'ailleurs, au lieu de l'observer avec cet air interdit, incertain de ce que j'aurais pu dire, ou de ce qui serait la bonne réponse, quand bien même cette dernière n'existait que dans mes fantasmes. Elle a l'air paumée. Et ça, c'est plus ou moins normal. Les gosses avec des certitudes, ça n'existe pas ; oh, j'dis pas qu'ils ne sont pas doués pour faire comme si de rien n'était, hein, mais... Bah, c'est compliqué, de grandir, alors on comprendra aisément pourquoi c'est difficile pour eux d'avoir des idées fixes. Mais je n'ai pas envie de lui dire des bêtises, ou de lui donner des faux espoirs. J'veux dire, comme si moi je pouvais prétendre que, enfin... Dans ma situation, ce serait hypocrite de lui répondre que oui.
Hésitant, je tapote quelque peu des doigts contre la poche de mon veston. Puis, après de longues secondes, je me force à esquisser un sourire, certes maladroit.

« Je pense que si c'est le cas, on pourra t'aider. J'ai envie de t'aider, Momo. »

J'aurais peut-être dû commencer par là, il y a vingt ans.

J'avais été infect avec lui dans les jours qui avaient suivi. Au lieu de me contenter de ramasser piteusement ma fierté blessée en même temps que mes affaires, comme j'aurais probablement dû le faire avant de m'installer dans ma nouvelle chambre. J'avais remué mon aigreur au fond de mon ventre, préférant grogner dans mon coin que de prendre une approche plus mature, qui aurait nécessairement demandé à ce que je me remette en question. Nos contacts s'étaient résumé à des dialogues qui n'auraient pas pu être plus brefs, des regards au coin, et des dizaines de petites piques passives-agressives dont je ne suis nullement fier maintenant que j'ai du recul. Je ne me rendais pas compte, ou peut-être que je ne voulais pas me rendre compte, que j'étais aussi ingrat avec mon jumeau qu'il ne l'était avec moi. Non parce que clairement, quand il avait foutu ma console dans les toilettes, j'avais pris la mouche. Pas que ça excuse quoi que ce soit, hein, faudrait tout de même pas déconner. Mais je me rappelle que j'avais complètement refusé de ne serait-ce que penser au dialogue, et que, maintenant que j'y pense, bah c'était une énorme connerie.

« Mais t'es chiant, mince ! Tu fais jamais le moindre effort, c'est pas ma faute tout de même si t'es insupportable ! »

Ce jour-là, je crois que j'avais dû casser quelque chose. Et j'ai mis dix ans à le piger.

« Oh. D'accord. »

Morgane semble un peu surprise par ma réponse. Je crois que d'avoir déplacé une partie du poids qu'elle s'était mise sur les épaules sur les miennes la rassure un peu. Je me permets un discret sourire, satisfait de voir qu'elle a l'air moins nerveuse. C'est déjà ça de pris, je suppose.
Notre discussion est toutefois interrompue par la surprise que nous réserve une Tadmorv d'Alola dans notre dos. La chipie vient de nous  prendre de court, et je suis bien forcé d'admettre que je me suis fait avoir. Je sursaute brusquement, laissant échapper un cri particulièrement aigu et ridicule, manquant de tomber au sol par le fait de ma propre bêtise. Et cette réaction fait bien rire Morgane, qui pouffe bruyamment ; la traîtresse se moque de moi, mais honnêtement, ça me fait un bien fou que de l'entendre rigoler aussi aisément. C'est bête et évident, mais j'aime bien entendre les gamines dont je m'occupe s'amuser, plutôt que de les voir mornes et attristées.
La Tadmorv semble  quant à elle quelque peu embêtée de ne pas avoir fait réagir la petite plus que ça, mais définitivement, elle a trouvé trop forte pour elle. Morgane est encore en train de glousser.

« … Elle est rigolote, quand même.
- Ouais, c'est vrai. T'es marrante, toi ! »

J'offre une moue amusée à la nouvelle venue. Bah quoi, j'aime bien les pokémon malicieux, moi ! Même quand ils me trollent et me font un sale coup. Et en vrai, j'aime surtout les pokémon ténèbres, aloooors... Oui, vous voyez où je veux en venir.

Les Tadmorv d'Alola, comme leurs confrères plus classiques, sont des pokémon que j'apprécie tout particulièrement pour leurs teintes de couleur, et d'un point de vue plus pragmatique, leurs merveilleuses résistances. J'avais souvent envisagé de partir en chercher un.e, mais le moment ne s'était jamais révélé propice, et, bah, je vous avoue que j'ai peu de temps pour aller capturer des pokémon, depuis quelques années. C'est pas pour me plaindre que bouhouhouhou j'ai du travail à faire pour pouvoir garder mon job de petit privilégié me permettant de faire vivre largement convenablement mes proches et de m'adonner à mon passe-temps favori, promis. Mais plutôt que j'ai déjà un certain nombre de compagnons, et qu'il faut les entraîner et s'en occuper, donc je tends à peser le pour et le contre. Et même si j'envisage souvent d'en laisser quelques uns à mon cousin, disons que je... Enfin, j'évite de trop lui imposer ma présence, mais là n'est pas le sujet.
Toujours est-il que cette Tadmorv me plait bien, et j'envisage de plus en plus de lui demander de me rejoindre. Machinalement, ma main va tapoter dans ma sacoche, ou je suis sûr d'avoir laissé une ball de capture vide. Ce n'est pas très compliqué, de faire ce genre de propositions, mais mes doigts raclent malgré moi nerveusement les bords du petit sac.  
Une demande que je n'ai pas explicité (comme je le dis), mais que Morgane comprend sans que j'ai besoin de le dire haute voix ; voilà qui me prend par surprise.

« Attends, attends, j'veux l'faire !
- ... Tu es sûre, Momo ? »

Je suis un peu étonné. Déjà, car, bah, Morgane tend à avoir du mal à comprendre les autres, alors qu'elle saisisse aussi aisément ce que je veux m'étonne. Mais en même temps, des fois, j'ai presque l'impression qu'elle peut lire dans ma tête, vu sa manière de tout analyser pour ne pas être prise de court. Et de deux, qu'elle se propose aussi directement pour faire quelque chose qui s'apparente à un contact social est... Surprenant, pour dire les choses. Mais d'un autre côté, avec les pokémon, elle a toujours été plus à l'aise. Ce qui n'est pas, malheureusement, sans me rappeler Clive une nouvelle fois, ou même Natsume, à plus faible niveau. Toutefois, je n'ai pas envie d'y penser maintenant : je préfère gagater sur le fait qu'elle est adorable, là.
Affectueusement, après lui avoir laissé un temps pour refuser si elle le veut, je laisse une de mes mains caresser distraitement ses cheveux. Puis, je poke son nez en gloussant bêtement (là par contre elle a l'air un peu paumée) avant de lui passer la sphère de capture vide.

« Allez, j'te laisse faire, go ! »

... Bon, ce que j'oublie de dire, c'est que la Tadmorv étant à côté de nous, elle nous entend très, très bien. Mais moi, je peux prétendre que ce n'est pas ridicule en observant Morgane capturer avec succès la femelle pour moi, un sourire un peu niais sur le visage. Elle se tourne ensuite vers moi, et, tandis qu'un sourire fier mais timide se dessine sur son visage, elle agite la ball en l'air pour me la montrer.
Définitivement, je ne peux pas nier qu'elle vaut tous les efforts que je me sens prêt à faire pour mieux la comprendre.