/!\ Bullying, comportement auto-destructeur. Il vaut mieux avoir lu l'OS précédent pour comprendre celui-ci.
Ça m'énerve.
Je sais pas trop pourquoi. Mais je sais que ça brûle, là, au fond de ma poitrine. Que ça crie, que ça gronde, que ça gueule avec l'énergie vivace d'un chien malade qui n'a plus que ses crocs à montrer pour espérer chasser un danger qui n'a jamais été autre que lui-même. Ça racle jusqu'à dans mon ventre, dans mes tripes, à chaque fois que j'y pense un peu plus. Ça monte jusque dans ma poitrine, mes poumons, mes veines, et ça brûle, ça coupe, ça s'étend, comme une tâche d'huile qui me remonte à la gorge, m'étouffant dans un épais gargouillis noir.
Je ne sais pas non plus quand. Peut-être que c'était dès le début, peut-être que c'était un rien, un petit trop, un manque, un écart, l'once d'une piqûre. Vu l'opacité du brouillard de mes pensées depuis plus d'une semaine, il y aurait pu ne jamais vraiment avoir d'instant T, que je ne l'aurais jamais su. Ça n'a aucune importance, de toute façon.
C'est toujours là, au creux de mon ventre. Cette sensation étrange qui me brûle depuis un moment déjà, et qui remonte de temps à autre dans des pics déchirants. Ce n'est pas la première fois qu'elle me fait mal, ou qu'elle agite mes membres. Je ne crois pas qu'elle ait vraiment été absente depuis un certain temps déjà, même si je préférais l'ignorer, rendue anxieuse dès lors que sa force venait faire chavirer mes pensées avec la plus maigre de ses vagues. Je ne savais pas ce que c'est. Je crois, pourtant, la reconnaître.
Elle me faisait mal, mais là, j'ai l'impression qu'elle me tient debout. Comme les fils de fer rouillés et erronés d'une marionnette de mauvaise qualité. Elle impulse dans mes veines une énergie brûlante, douloureuse mais si productive que j'en viens à ignorer complètement la désagréable sensation de nausée à l'arrière de ma gorge.
J'ai besoin d'elle. Avec elle, j'arrive presque à oublier les mots qui me faisaient tellement mal il y a de cela une semaine. Car maintenant, ils ne me contrôlent plus, n'est-ce pas ? Non, non. Je ne veux plus.
Non mais sérieux, Alice, pourquoi tu crois que t'as pas d'amis ?
« En oblique ! Onde Folie, dès que tu retombes !
- B-broumy, Brouhaha !»
D'ordinaire, je prends plaisir à ces affrontements. Les petits matchs amicaux que je dispute ici et là, dans des petits tournois officieux, ou juste avec des camarades classe, des gens rencontrés ici et là, des proches. Je ne porte alors aucun goût pour la victoire, ni pour le fait d'infliger la défaite à mes adversaires.
Aujourd'hui, pourtant, je n'ai aucune envie de perdre. Je refuse de perdre. Mon Loupio évite de justesse l'attaque de la Ramboum qu'il affronte dans cette espèce de terrain d'entraînement proche du lycée où j'étudie. Un petit bassin, avec un grand nombre de plate-formes, fait office de lieu de combat. Pas que j'y ai une grande affection ; mon premier mois ne s'est pas extrêmement bien déroulé. Peut-être que c'est pour ça, aussi, que j'ai moins de remords à me montrer aussi implacable dans cet affrontement. Aussitôt tombé au sol à la suite de son esquive, le Loupio fait s'échapper deux grandes orbes noirâtres de ses antennes, avant de les envoyer sans attendre contre la Ramboum. Cette dernière manque presque de perdre l'équilibre ; elle ne doit sa stabilité, malgré sa confusion, qu'à la chance. Mécontente, je grogne un peu, mais peu importe. Je ne laisse aucun temps de repos à mon adversaire. Autour de nous, j'entends bien des murmures des quelques curieux que ce combat-là n'est pas franchement inhabituel.
Je n'ai pas envie qu'il le soit.
T'as aucun talent. T'es juste une petite pisseuse qui joue aux grandes.
« La foudre, maintenant. »
Ma voix est sèche. Je ne suis pas là pour m'amuser, mais pour montrer quelque chose : et Sidon le réussit parfaitement bien. C'est celui qui s'est montré le plus compréhensif et le plus coopératif depuis que je me suis mis en tête d'intensifier notre entraînement. Je ne fais plus très attention en cours, alors cette décision ne plaît pas à tous mes compagnons, mais ils finiront bien par comprendre. Altair est plus têtu, ayant carrément décidé de m'ignorer depuis quelques jours, mais ce n'est rien, il verra raison, au bout d'un moment. Ce ne sera pas le seul.
L'attaque Etincelle de Sidon craque dans l'air dans un crépitement presque sinistre, pour aller se ficher contre le corps de son adversaire. Satisfait, le Loupio ne prend même pas la peine de chercher à reculer alors que la femelle s'avance pour lui infliger toute la puissance d'un Écrasement probablement bien maîtrisé. Non, à la place, il se permet un ricanement caustique et mesquin lorsque l'attaque de la Ramboum se retourne contre elle, avant qu'elle ne tombe en arrière. Sidon se permet de tourner la tête vers moi en remarquant cela, riant à gorge déployée. De mon côté, je ne lui offre qu'un regard sévère et critique.
Tu te prends trop au sérieux. En plus, tout le monde sait que t'as des vues uniquement parce que t'es une meuf.
« Plus concentrée, ton Étincelle, Sidon. »
En temps normal, j'en rirais. Je trouverais ça drôle, tout de même, mais non, tout est devenu sérieux, bien trop sérieux. Eh bien quoi, on m'a dit que je me prenais pour plus que ce que j'étais, alors pourquoi diable est-ce que je n'aurais pas le droit de le faire, hein ?! Pour l'instant, tout ce qui compte est que nous nous entraînions. C'est pour ça que j'enchaîne les matchs les uns après les autres depuis une semaine, presque mécaniquement. Je fais ce que j'ai à faire, c'est tout.
Le Loupio m'écoute et recommence, profitant de l'état de son adversaire pour porter une nouvelle attaque, alors que le dresseur de la Ramboum esquisse une grimace en même temps qu'un pas en arrière, inquiet. Je ne tique pas, et si une pression se fait sentir dans ma poitrine, je l'ignore complètement. Je n'ai pas à me sentir coupable. Il ne se sentait pas coupable, lui, quand il me faisait mal, hein ? Non, non, il s'en fichait. Ce n'est pas le seul. Papa me disait tout le temps qu'il ne servait à rien d'humilier les gens, ou de mettre trop de soi dans les combats, d'y « mettre son ego », comme il disait. Papa disait que si jamais j'avais mal, alors...
Je suis là pour t'aider, tu sais, Alice.
Mais il ment. Il ment. Il n'a fait que mentir depuis que je suis là, alors pourquoi est-ce que je devrais le croire ? Pourquoi est-ce que je devrais croire qu'il en a vraiment quelque chose à faire ? Pourquoi il ne voit pas que je... Pourquoi il ne voit rien, si il s'intéresse tant que ça à mon bien-être ?
« A-attends, c'est bon, on peut... ? »
Je plisse les yeux. Gros lâche. Il ne pleurnichouillait pas à mes pieds, lorsqu'il m'insultait, lui aussi. Lorsqu'il riait grassement avec ses camarades, ou me disait en face que j'étais tellement moche qu'il ne fallait pas s'étonner que personne ne m'aime. Un mépris violent me prend à la poitrine, et je chasse sans la moindre honte cette quasi supplication qui, en temps normal, m'aurait fait réagir et sortir de l'étrange transe dans laquelle je suis plongée.
Je ne l'écoute pas. Je ne l'écoute plus. Je ne l'ai jamais écouté, même, depuis le début de ce match. Le coup d’œil froid que je lui jette semble le prendre par surprise, et je crois-même qu'au vu de la lueur dans ses yeux, je lui fais peur. Cette pensée me tire, sans que je ne songe même à la questionner ou à l'arrêter, une agréable sensation au fond de ma poitrine, comme un shot soudain d'adrénaline donné dans mes veines. L'esquisse d'un rictus se dessine sur mon visage alors que je regarde le match devant nous ; Sidon mène aisément la danse. Le Loupio, aussi indiscipliné qu'il soit, m'écoute pour cette fois, et la Ramboum de mon adversaire est complètement dépassée.
Une autre attaque Étincelle vient de la faire reculer dans un grognement étranglé. Affaiblie, la femelle vient de lever son bras pour tenter de se protéger convenablement, alors même que Sidon peine sans mal à retomber sur ses deux pattes, l’œil averti, bien plus rapide que ce qui aurait pu être attendu. Le pokémon comme le dresseur ont l'air perdus, inquiets, même. Ils ne s'attendaient sûrement pas à ça : je me rappelle bien de leurs rires moqueurs, lorsqu'ils avaient aperçu le Loupio. Sa petite taille, ses manières, son tout, leur semblait très propice au rire, à ce moment-là. Comme moi. Moi aussi, je les faisais rire, tout à l'heure. J'avais l'air d'une gamine, d'une idiote bizarre à qui l'on pouvait bien dire quoi que ce soit, parce que bon, quand même, quelle petite conne je suis, n'est-ce pas ? On peut bien me mentir, m'insulter, me diminuer. La « loi du plus fort », qu'ils disent.
T'es juste une grosse pleurnicheuse. Putain de fragile, va.
Ce n'est pas moi qui pleure, là. Et je n'ai plus envie de pleurer. Il est hors de question que ça recommence, que ça fasse mal, de nouveau, et que je les laisse faire. Je sais que je peux arrêter ça, n'est-ce pas ? Oui, je peux. Il a peur, lui. Je crois que ce n'est pas le seul. Autour de nous, des murmures interdits se disséminent entre les rangs de ceux qui sont venus pour nous observer, et je crois clairement reconnaître une forme de crainte dans l'expression de certains de mes camarades. Tant mieux. Avant, je vous aurais dit que c'était pas gentil, tout de même, mais là... Là, ils se taisent. Et je veux qu'ils se taisent. Je veux que le bruit s'arrête. Je vais le faire s'arrêter.
« Devant, Sidon ! »
Le Loupio ne se donne pas la peine superflue de hocher de la tête pour faire signe qu'il a compris mon ordre. Rapidement, il se rapproche, profitant de la stupeur temporaire de notre adversaire, et de la lenteur naturelle de la Ramboum. J'esquisse un rictus arrogant en remarquant à quel point le pokémon aquatique s'est amélioré sur ce point ; vraiment, ce match est presque inutile, le gagnant était déjà décidé dès le début. Mais il ne l'est pas. Il ne le sera pas. Parce que tout ça, c'est pour s'entraîner. Devenir plus forte encore. Devenir... Devenir quelqu'un qu'on ne regarde pas de travers.
Des souvenirs, d'un coup, me remontent en tête. Quelque chose qui m'avait pris aux tripes, sans que je ne sache exactement pourquoi, à ce moment donné, mais qui m'est renvoyé dans la gorge comme une nausée violente et insupportable. Pendant une seconde, je perds ma concentration.
Je crois que je vais me trouver une autre rivale, une qui vaille la peine.
Elle avait tort. Je n'ai pas besoin d'elle. Je.. Je n'ai besoin de l'approbation de personne. Mais je... Non. Non, je me débrouillerai seule. Toute seule.
Toute trace de doute s'efface de mon regard, devenu fermé et dur comme de l'acier. Ma voix claque tel un fouet dans l'air.
« Hydro-canon ! »
Le signal n'est qu'optionnel, mais mon exclamation retentit au moment-même où Sidon déverse toute sa force dans une énorme trombe d'eau qui, sous le coup de la pression, s'abat à bout-portant contre notre adversaire.
La Ramboum prend violemment le coup, dans un cri étranglé. J'entends d'ici le choc que l'attaque vient de faire contre son corps. L'offense aquatique du Loupio était sans le moindre doute de trop ; ses pieds ne la tiennent plus, et elle chute plus loin, s'étalant de tout son long contre le sol graveleux de ce foutu terrain d'entraînement. Je la dévisage attentivement alors que son dresseur courre à ses côtés, jetant des coups d’œil nerveux. Elle ne se relèvera pas. Pas maintenant, du moins. Il n'y a rien de grave, alors je lève les yeux au ciel devant la démonstration d'inquiétude à laquelle cet imbécile nous oblige à assister. Allons bon, comme si les gens comme lui étaient capables de la moindre once d'empathie. Indifférente, et presque davantage encolérée par ce comportement, je ne réagis qu'avec un visage neutre lorsque l'arbitre balbutie ma victoire, accordée après trop de temps pour que je ne considère pas ça comme une provocation.
Ils perdent ainsi définitivement mon attention. Je fais quelques pas en la direction de mon Loupio qui se trouve encore dans l'eau, l'expression vide, mais ma voix laisse dénoter une fierté arrogante à l'égard du pokémon aquatique. Sidon est l'un de ceux qu'il m'a été le plus difficile d'entraîner : qu'il parvienne à ce niveau me fait donc on ne peut plus plaisir. De mes pokémon, je peux être fière, ça, je le sais. Personne ne me retirera jamais ça. Et je peux le prouver.
« Parfait, Sidon. Tu pourras refaire ça ? »
Le Loupio hoche de la tête au moment même où une vive lumière brille se met à l'entourer. Surprise, mais clairement pas mécontente, j'esquisse un rictus satisfait en voyant le corps de mon ami se métamorphoser petit à petit, prenant peu à peu la forme d'un grand Lanturn violacé, bien loin de la petite créature fragile que j'avais capturé il y a de cela un certain moment déjà. Dans sa nouvelle forme, il me semble resplendissant, puissant, différent. C'est exactement ce qu'il nous faut.
Malgré mes félicitations, pourtant, je ne suis pas satisfaite. Je jette un coup d’œil à nos adversaires, puis à mon pokémon, puis, indirectement, par la simple pensée, à moi-même. Un creux froid me perce le thorax, se répandant en exhalations perfides dans tout le haut de mon cœur. Un frisson étrange me parcoure, et je crois que je me suis crispée depuis un moment. C'est étrange. Ce n'est pas comme ça, que je devrais me sentir. Je ne devrais pas... Je ne devrais pas avoir mal. J'ai été meilleure. Largement meilleure. J'ai prouvé à tous ceux qui me regardaient qu'ils ne devraient pas rire. Personne ne rigole de moi, maintenant. Alors pourquoi, pourquoi est-ce que... ?
Non, non. Je peux faire mieux. C'est juste que ce n'est pas assez. Oui, c'est ça.
C'est ça, et je ferai mieux. Je dois faire mieux. Ça ne fera plus mal, lorsque j'aurais fait ça.