C'est fou, n'empêche, d'à quel point Livie ne peut pas faire semblant d'être surprise. Machinalement, ses doigts tapotent le bord de son gobelet de café, le regard vague, ne s'attardant que distraitement sur l'écran. De toute façon vu le nombre de fois où ce dernier n'a fait que répéter les mêmes images, Livie pourrait presque restituer entièrement chaque petit commentaire inutile, chaque expression d'épouvante de la part d'un passant lambda à qui l'on demande son avis comme si c'était utile à quoi que ce soit sauf à faire monter l'émotion, chaque propos indécent et voyeuriste alors que le cadavre est à peine froid. Elle n'a pas vraiment envie de les écouter une nouvelle fois, mais en même temps, depuis presque une semaine, peu importe où elle va, la conversation semble toujours se refouler là-dessus, alors Livie apprend à bloquer ce que ses tympans entendent. Malgré tout, le rictus désabusé sur ses lèvres n'arrive pas à partir. Calico, sur son bureau, semble bien curieuse : elle tapote des pattes sur le bureau de la jeune personne, comme pour essayer de lui faire dire quoi que ce soit, mais elle garde le silence. Elle regrette déjà bien assez de ne pas être partie sur cette maudite île ce jour-là, comme si cela aurait changé quoi que ce soit hormis la vague sentiment de frustration dans sa poitrine.
Pour cette occasion, Livie n'avait pas pu, pourtant, alors qu'elle se montre si assidue avec les réunions et les actions de la confrérie. Une plaidoirie tombant au mauvais moment, et l'avocat.e ne se sentait pas de faire faux bond à son client du jour pour une raison personnelle. À regret, elle s'était donc contentée de guetter l'inauguration de loin, le regard fixé sur quelques silhouettes qu'elle connaissait, impatiente de les voir mettre en œuvre ce qu'ils avaient préparé. Mais, au fond de son ventre, tout de même, quelque chose grognait et s'agitait sans qu'elle ne puisse le retenir. En réunion, le sujet avait bien été abordé. Des voix s'étaient élevées pour dire qu'au vu de ce qui avait été découvert sur cette île, il y avait des risques qu'ils se montrent, après avoir passé tant de temps dans l'ombre, tant leur simple existence était sujet au ridicule et au rire. Sans être particulièrement appréciatrice des moqueries, Livie n'avait jamais vraiment levé le petit doigt, se disant que s'inquiéter pour eux serait potentiellement risquer qu'ils ne prennent trop de confiance ; et ça, cela lui ferait bien trop peur. Mais au final, les craintes de certains de ses camarades s'étaient révélées bel et bien légitimes, et... et la suite, malheureusement, n'avait rien eu d'imprévisible. À ses yeux cyniques, après tout, ce qui s'était produit n'était que la conséquence inévitable de ce qui se produisait lorsqu'on laissait deux entreprises privées et affamées de pouvoir tout autant que d'argent diriger tout ce qui avait trait à la sécurité. Pas comme si ils faisaient quoi que ce soit, l'un comme l'autre, pour arrêter les monarchistes dans leurs désirs autoritaires tant qu'il en était encore temps. Savoir quel groupe était responsable de l'acte fatidique lui importait bien peu, en un sens ; dans leur égoïsme, leur avarice et leur mégalomanie mutuelles, ils l'étaient tout autant. Le pire était peut-être le déni, en soi. À tourner le regard ailleurs, à prétendre ne rien voir, on en arriverait toujours là. Livie n'aime pas être pessimiste, ni même cynique. Mais malgré tout, elle ne peut pas s'empêcher d'esquisser un rictus désabusé et de se dire qu'au fond, tout ça ne fera que recommencer très bientôt. Et franchement, elle n'a pas envie d'attendre.
Elle relit pour la quinzième fois au moins le compte-rendu qu'elle a réussi à obtenir après moult efforts, et d'incessants rappels qui devaient au moins lui avoir valu une réputation d'emmerdeuse professionnelle auprès des autorités pour deux à cinq ans au moins. Normalement, ils ne sont pas vraiment censés lui fournir tout ça ; pour les obtenir, Livie a passé un certain temps à monter le dossier le plus solide possible, et ce en exploitant toutes les pistes à sa disposition, même celles sur lesquelles elle valsait sur la ligne blanche entre la légalité et l'illégalité. Elle n'a pas vraiment eu peur d'insister, de toute façon. Récupérer ces informations lui était capital, à un niveau où elle n'hésitait même plus à envisager d'employer des moyens plus insidieux pour le faire, même si c'était risqué. Maintenant qu'elle l'a devant les yeux, Livie comprend mieux pourquoi. Les réticences des miliciens à lui laisser la totalité du dossier s'expliquaient aisément lorsque l'on voyait déjà la grimace qui s'étirait sur leurs visages lorsqu'ils entrapercevaient les images télévisuelles se répéter ad nauseum. Avec une certaine satisfaction malsaine, elle ne peut pas s'empêcher de trouver ça amusant. C'est toujours un peu drôle, de voir la tête qu'ils font face aux conséquences de leurs actions. Livie est bien incapable, toutefois, de se rendre compte que ses pensées sont purement vindicatives et même insultantes, trop boursouflée par sa rancune et sa certitude d'être dans son bon droit. Le dossier a quelque chose de diablement cocasse, au vu du contexte.
« Votre client ne pouvait pas déjà vous dire tout ça ? »
Vaguement, et sans grand intérêt, Livie hausse les sourcils, se contentant d'un silence à la limite du méprisant. Ce n'est pas comme si elle ne se doutait pas qu'il devait déjà avoir l'air coupable, celui-là. C'était bien pour ça qu'elle s'était personnellement attardée sur son affaire, d'ailleurs. Dimitri Le Goff, ingénieur du son, militant anarchiste radical plutôt connu des services de police, dans la mesure où il a été arrêté quelquefois à l'occasion de manifestations et d'actions politiques plus ou moins développées, dont une qui lui avait valu deux mois de prison, dont trois de sursis. Un « élève brillant, mais dissipé », selon ses professeurs, et des avis plus ou moins contradictoires et à la valeur franchement quelconque en provenance de divers témoins. Et, mais ceci n'est pas dans le dossier, un membre de la confrérie du bouclier, sous le nom d'Ira. Inutile de dire que lorsque Livie avait entendu parler qu'il avait un souci, elle avait presque accouru. C'en était devenu une affaire personnelle, tout à coup. Une affaire qui touchait même son ego, bien incapable de supporter la simple idée qu'un des membres de la confrérie qu'elle estime tant puisse être coupable d'un tel acte. C'était forcément une persécution, une mauvaise accusation, et l'incapacité supposé de la Milice à mener une bonne enquête devenait le meilleur argument pour qu'elle se précipite au secours de son tout nouveau client, animé d'un désir somme toute bien égoïste de jouer à l'héroïne. Car en soi, le pauvre bougre risque beaucoup. Un meurtre, ce n'est pas rien, en soi ; rares sont les affaires de ce genre dont elle se charge, d'ailleurs, malgré son passif lors des procès du Régime, tant elles sont rares et que, généralement, l'accusé finit reconnu coupable. Alors en plus, le meurtre d'un monarchiste, dans un pareil contexte... Livie en venait presque à redouter la condamnation exemplaire, ceci expliquant sans trop de difficulté le méthodisme rigoureux dont elle faisait preuve avec ces informations annexes. Tout pourrait être utile, et sa fierté ne lui laisserait jamais vivre le fait de laisser passer quoi que ce soit.
« Donc, c'est bon ? C'est tout ce que vous vouliez ? »
Il faut qu'elle entende la voix de son interlocuteur pour être tirée de ses pensées, et se rappeler qu'il existe par la même occasion. Livie a toujours eu tendance à "oublier" les gens, en soi, quand elle n'a pas l'intention de faire le moindre effort envers eux. L'impatience du milicien venu lui remettre les papiers en main propre se fait clairement sentir. Et en en un sens, Livie prend son temps ; elle déteste que le travail soit mal fait, ou bâclé, alors elle n'est pas embêtée par l'impatience grandissante qu'elle perçoit dans les gestes de son interlocuteur. Cela fait une bonne quinzaine de minutes qu'elle inspecte avec minute les documents dans son bureau, ou du moins dans le cube qui lui sert de lieu de travail, mais peu importe. Et puisqu'elle n'aime pas vraiment être obligée de supporter la présence de quelqu'un sur son dos pendant qu'elle fait son travail en toute légalité, elle prend tout le temps qu'il faut pour répondre, une esquisse de sourire on ne peut plus hypocrite sur son visage. Calmement, elle referme le dossier. Mielleuse, son menton se pose dans le creux de la paume de sa main et elle papillonnerait presque des yeux si elle ne s'en retenait pas, avec une grande difficulté, toutefois. Une petite partie d'elle-même, sûrement celle qui compense pour cet agaçant sentiment de ne pas avancer et d'être mis face à un problème bien trop gros pour sa petite personne, la pousse à jouer avec les limites.
« Je veux aller sur les lieux. »
Un, deux, trois... Ah, plutôt quatre, cinq... ?
« Non mais ça, c'est... Pourquoi est-ce que vous en auriez besoin ?! On a déjà passé le coin au peigne fin, de toute façon. Et il faudrait demander une autorisation aux supérieurs, déjà. »
Bingo. Cinq, donc. Un rictus caustique s'esquisse sur le visage de Livie. En ravalant une gorgée de son café, elle prend tout son temps pour répondre, se permettant, non sans une certaine arrogance puérile, de touiller sur le bord de sa tasse. Ce n'est pas très protocolaire, oui. Et c'est à la limite d'un caprice d'enfant, mais dans les faits, Livie a bien vérifié, et elle en a le droit, même en dehors d'une reconstitution des faits. Elle hoche distraitement de la tête. Calico, de son côté, se pose distraitement sur ses genoux, et la jeune personne caresse sa tête avec la plus grande des décontractions, parfaitement détendue.
« Oh, je ne doute pas de votre méthodisme. Je tiens juste à voir ça de mes propres yeux. - Ça vous avancera vraiment à quelque chose ? »
Un grand sourire joyeux s'étire sur le visage de l'avocat.e. Oh, elle a plus ou moins l'habitude de la réticence des autorités, en soi, mais bon. Cet espèce de jeu d'échanges de courtoisie factice est quelque chose auquel elle s'est remarquablement bien habituée, en presque... Presque trois ans, maintenant, qu'elle travaille ici... ? Quelque chose comme ça, en tous cas.
« Je me débrouille bien faire mon travail sans avoir besoin de vos conseils, mais c'est adorable. »
Oh, en revanche, c'est vite fatiguant. Et garder son sourire crispé l'est tout autant, même si c'est quasiment naturel pou r elle, sans trop qu'elle ne sache pourquoi. En un sens, quand vous prenez l'habitude de vous mouler exactement dans ce qu'on attend et ce qu'on perçoit de vous, c'est fou ce que cela devient facile, après. Pas qu'elle ait un grand intérêt pour le regard circonspect de son interlocuteur, et de sa fatigue visible, en réalité.
« J'verrai ça. Vous pouvez garder les photocopies, j'emporte l'original. » - Et bonne journée à vous aussi ! »
Livie regarde vaguement l'individu s'éloigner et disparaître derrière la porte, en terminant d'une traite le reste de café qui traîne au bout de son gobelet. Puis, tout de même, elle se dit qu'ils sont bien malpolis, ces miliciens, sans même réfléchir à son propre comportement ; elle se détache bien vite de cette pensée pour retourner à son travail. Calico quitte alors ses genoux, et par un petit bond, se retrouve sur le clavier de son ordinateur portable. Livie étouffe un gloussement, un peu désabusée, en voyant ce que les pattes maladroites et désintéressées de l'oiseau ont écrit sur son traitement de texte. Au moins, elle a la satisfaction de savoir qu'elle ne sera pas seule face à ces piles de dossiers. Distraitement, elle jette un coup d’œil aux photocopies qui lui sont données, et laisse finalement une grimace s'étirer sur ses traits. Irk. Rien de bon, comme elle s'en doutait. Arceus, elle aurait plus de facilité à prouver l'innocence d'une hyène aux babines ensanglantées face à une poule sans tête, et déjà mâchouillée. Les images et les preuves, couplé à au moins un témoin... Dans un grognement agacé, elle passe d'une page à l'autre. Des empreintes sur l'arme, aucun alibi valable, et en plus, une histoire d'un vieux rixe entre la victime et l'accusé. Autrement dit, un scénario somme toute tellement classique qu'une vidéo le montrant très précisément en train de commettre l'acte aurait été bien inutile face à ce déluge de preuves. Pourtant, Livie continue de se dire que tout ça n'est qu'une série de coïncidences. Ce doit être une série de coïncidences. Et quand bien même il l'aurait fait – ce que Livie n'accepterait même pas d'imaginer à l'heure actuelle – cela ne voudrait pas dire qu'il n'aurait pas le droit à une défense solide. Et au delà, quelque chose la travaille, depuis qu'elle est allée voir son client. Quelque chose sonne faux, comme une dissonance entêtante dans la partition soigneusement élaborée par les enquêteurs, censé donner du sens à tout ce qui s'est produit. Livie est persuadé qu'un détail cloche, et ce n'est que lorsqu'elle l'aura trouvé qu'elle lâchera l'éponge. Ou peut-être pas, en soi. Livie ne sait jamais vraiment s'arrêter.
Avec hésitation, elle pose son gobelet, et jette un nouveau regard à la cafetière de la salle de repos ; la jolie, celle qui fait du v60 tellement serré et goûtu à la fois qu'elle justifie à elle seule de prendre la peine de faire tout le chemin jusqu'à elle, plutôt que de se contenter du soluble à côté de son bureau. Il y a de fortes chances pour qu'elle en ait besoin, dans les jours qui suivent. Les associés n'iront certainement pas apprécier son insistance sur cette affaire, et il faudra carburer pour veiller à garder un rythme suffisamment acceptable pour ne pas griller ses chances de la conserver. Et, bizarrement, cette idée l'amuse. Un sourire joueur s'esquisse sur ses lèvres. Oh, quelque chose lui dit que ce sera intéressant, et peut-même drôle. Elle a hâte de le découvrir, d'ailleurs ; Livie a toujours eu le goût de mettre les mains dans le purin, ne serait-ce que pour voir si elle n'y trouverait pas quelque chose d'intéressant. Et, sur le coup, elle est persuadée que oui. | |