Le 8 mars. Une date parmi tant d'autres pour certains, une date spéciale pour d'autres. La journée internationale de lutte pour les droits des femmes, sauront répondre certains, d'autres vous offriront une rose avec un grand sourire souvent hypocrite, clamant "joyeuse fête de la femme!". J'appartenais plutôt à ceux susceptibles de faire manger leur fleur, épines comprises, à ces impudents ; enfin, cela ferait-il vraiment avancer les choses en soi? Cette journée, outre ses multiples sens de lutte & de manifestation, comportait pour moi un concentré de souvenirs. A 15 ans, pour la première fois, maman nous avait emmenées, Angela & moi, à la manifestation organisée à Zazambes pour les droits des femmes ce jour-là. Elle-même n'y participait pas chaque année, mais puisque cette année-ci elle avait voulu y participer, & qu'elle nous avait estimées toutes deux assez grandes pour en faire autant, elle nous avait proposé de la suivre. Ce que nous avions accepté avec joie, toutes les deux ; & nous l'avions refait l'année de mes 16 ans, celle de mes 17 ans.. Puis plus jamais. L'année de mes 18 ans, le Régime avait pris le pouvoir. L'année de mes 18 ans, Angie avait perdu la vie. Depuis, je n'avais plus jamais pris part à la manifestation du 8 mars ; jusqu'à aujourd'hui, en 2024. Seize ans plus tard.

Louna ne m'avait pas lâchée d'une semelle de toute la manifestation. Comme toujours, certes ; mais elle ne se montrait pas toujours aussi protectrice pour autant.. Ni aussi ébranlée non plus. Elle y participait dans les mêmes conditions que moi-même, après tout, & en vérité c'était surtout Riad qui depuis mon épaule veillait sur nous deux. Avec l'ombre d'Angela à nos côtés, l'ombre de son souvenir. Celle de maman, un peu aussi. Je n'avais pas pu rester jusqu'au bout, trop troublée pour tenir tout le long du parcours défini du cortège ; & lorsque j'avais aperçu une des rues ramenant en direction du cimetière sur le côté, j'avais finalement joué des épaules pour sortir de la foule, quitter le défilé. & sans trop savoir comment, j'avais fini en tailleurs devant cette pierre de marbre blanc si bien connue, un frêle sourire contrit au visage, Louna agenouillée à mes côtés & Riad accroupi devant moi. La tombe de ma sœur, ma petite jumelle tant aimée. Angela Célia Weber. Si j'étais vaille que vaille parvenue à faire son deuil ces dernières années, la douleur de sa perte restait toujours aussi réelle. Comme si, depuis lors, je n'étais plus qu'une partie de moi-même.. Alors que je me savais totalement pleine & entière par ailleurs, pourtant. Un bref soupir m'échappa après de longues secondes, & mon regard jusque là perdu dans le vide se posa finalement vraiment sur la roche immaculée, sur les inscriptions qui l'ornaient depuis bientôt seize longues années.

- Salut Angie. Ca fait longtemps, n'est-ce pas? Depuis ton anniversaire, je crois..

Les coudes sur les genoux, les doigts entrecroisés, le menton appuyé sur mes mains. Égarée dans mes songes, le regard fixé sur l'épitaphe, je gardais le silence plusieurs longues secondes après ces quelques mots simples. Je ne sursautais même pas au son de chute d'un Rattata maladroit, à plusieurs mètres ; je n'y prêtais même pas vraiment d'égard, en réalité. Toute mon attention était centrée sur le marbre blanc froid ornant la dernière demeure de ma petite sœur. Il était rare que je vienne sans fleurs pour la visiter, mais aujourd'hui, je n'avais pas franchement pris le temps d'en trouver.. Ni l'envie de trouver un fleuriste pour corriger cela. J'étais à peu près convaincue qu'elle ne m'en aurait guère tenu rigueur, cependant.

- Pas mal de choses se sont passées depuis. Comme toujours, tu me diras.

Un nouveau soupir m'échappa, léger, puis un autre petit sourire frêle revint sur mon visage mélancolique. A tâtons, la patte de Louna vint se poser sur mon poignet gauche avec une douceur infinie, précisément sur ce petit tatouage que j'avais en commun avec Angela & que nous avions fait réaliser quelques semaines avant sa mort, grâce à l'autorisation de papa. Ainsi, la belle lapine se joignait silencieusement & symboliquement à mes mots.

- Par quoi commencer?.. Tu sais, aujourd'hui, on est le huit mars. Je suis venue à Zazambes. Pour la manifestation. J'sais pas trop pourquoi j'ai décidé que c'était le moment d'en faire une nouvelle, en fait. Seize ans plus tard. Sans toi. Toute seule en fait ; enfin, avec Louna & Riad. C'était.. Étrange. Je n'ai pas été jusqu'au bout du parcours. Je n'ai pas pu, en fait. Alors je me suis dit qu'il serait.. Bien de dévier un peu, de finir cette journée avec toi. De te raconter un peu les dernières nouvelles. Ca fait longtemps, après tout..

Un petit rire un peu désabusé, un peu nostalgique m'échappa sur ces mots. Je me répétais quelques peu. Cela m'arrivait souvent, lorsque je venais visiter l'un de mes proches tombés pendant la guerre.. Surtout quand je venais la visiter, elle. Si proche que j'ai été de papa, maman ou grand-mère, Angie restait & restait celle dont la perte m'avait le plus troublée. La perte la plus ancienne d'une part, la plus difficile à panser d'autre part. Il m'était à la fois plus facile & infiniment plus dur de venir sur sa tombe que sur les autres. Je m'efforçais cependant de venir souvent. J'en avais besoin, après tout.

L'air rêveur, je gardais le silence plusieurs longues secondes d'affilée. Perdue dans mes songes, les souvenirs de notre enfance si loin, si proche, presque palpable & si inconsistante, tout à la fois. Bientôt, nous fêterions le seizième anniversaire de sa disparition. Rien que d'y repenser.. J'aurais presque l'impression de vivre cette horrible journée de nouveau, malgré le deuil depuis longtemps passé. Bien des années après, à l'approche de cette date fatidique surtout, il m'arrivait encore d'en cauchemarder certaines nuits. Il m'avait fallu bien des années pour enfin accepter sa perte ; elle était de loin celle que j'avais eu le plus de mal à admettre. Tout comme j'avais bien dû me faire à l'idée que je ne m'en remettrais sans doute jamais totalement, que malgré sa présence faible mais bien réelle dans mon cœur, il y aurait toujours un immense vide que rien ne saurait combler. Qu'il me fallait juste vivre avec & avancer. Comme tout le monde le faisait, après une guerre terrible ayant déchiré bien des vies, des familles.. Pendant une seconde, je fermais les yeux. Chassant ces sombres pensées, ces pesants souvenirs.

- Enfin.. A part ça, c'est un peu la routine. Crystal vient de repartir, après avoir passé quelques semaines à la maison. On a beaucoup travaillé son second trimestre, pour les évaluations qu'elle aura à passer bientôt. Elle passe son brevet cette année, après tout. Son brevet, déjà. C'est fou comme le temps passe vite, hein? C'est un peu compliqué avec elle, en ce moment.. On se dispute plus qu'on ne travaille sur ses cours, depuis quelques temps. C'est qu'on commence déjà à réfléchir à l'an prochain, la seconde, à comment ça va pouvoir se passer pour elle maintenant.

Un profond soupir m'échappa, & je posais mes yeux sur la pierre froide & inerte, comme dans l'espoir d'un conseil, rien que d'une réponse, un sourire.. Qui ne viendrait jamais plus, bien entendu. C'était une situation un peu étrange pour moi, dans laquelle je me sentais quelque peu perdue ; & il est certain que le soutien de ma chère Angie m'aurait été précieux pour l'affronter. Sauf que le seul soutien & réconfort que je pouvais attendre désormais de sa part, était de me confier sur le lieu de sa dernière demeure. De lui parler, comme toujours, de tout & de rien. De joies, & comme en cet instant, des difficultés de la vie. Celles qu'hélas, elle ne pourrait jamais connaître par elle-même.

- Elle craint qu'on l'envoie finalement sur les bancs du lycée je crois. Elle qui n'a jamais été scolarisée. Elle ne veut pas cesser de courir les chemins, & je comprends. Elle a grandi ainsi, ses premières années se sont déroulées en nomade sur les routes d'Enola.. Mais je ne suis pas totalement sûre de pouvoir continuer à jouer les précepteurs très longtemps. Même si j'étais bonne élève, & même si je fais de mon mieux pour me mettre à jour & me tenir au niveau, je n'ai quand même que le bac.. Elle a pratiquement atteint le stade où je me suis arrêtée, & les programmes ne sont plus les mêmes qu'il y a seize ans. Comment pourrais-je l'aider correctement, dans ces conditions?

Je soupirais, encore une fois. C'était chose fort commune de ma part ces derniers temps.. Ou plutôt depuis quelques années, d'ailleurs. Douce & solidaire, la patte de Louna se déplaça de mon poignet à mon épaule, caresse légère, marque d'un soutien immuable & inébranlable, & une vague d'apaisement me gagna, bénéfique bien qu'insuffisante. J'échangeais alors un regard avec elle, avant d'échapper un bien frêle sourire vaguement amusé, à la vue de la petite Guérilande chromatique qui s'était nichée entre ses oreilles, l'air attentive. Il ne me fallut pas bien longtemps pour réaliser que cet apaisement qui m'avait atteinte quelques instants plus tôt ne devait pas venir beaucoup moins de la Lockpin, que des auras positives dont son espèce était plus que capable. La remerciant d'un petit clin d’œil pour cette gentille attention, je reportais mon regard vers la tombe toujours si tristement inerte, laissant s'étirer le silence encore quelques longues secondes.

- De toute façon, nous n'avons jamais parlé de l'envoyer au lycée.. Juste de trouver des solutions pour lui permettre d'aller au bout du cursus, de pouvoir faire les études de son choix derrière.. Pourtant, elle se braque dès que le sujet est abordé.

Avec un énième soupir, je passais brièvement une main sur mon visage, chassant l'expression quelques peu dépassée par les évènements ; au profit d'un air vaguement désabusé, avec une petite pointe d'auto-dérision sans doute.

- Une histoire passionnante, n'est-ce pas? Comme j'ai hâte qu'on résolve cette question, si tu savais.. C'est épuisant comme situation, vraiment.

Cette situation finissait par en devenir presque risible à la longue, alors qu'il pourrait suffire de discuter & envisager posément les solutions ensemble.. Mais que s'était-il passé pour qu'elle semble soudain si convaincue que nous allions tout faire pour l'embêter? Avions-nous ne serait-ce qu'une fois fait autre chose que chercher à lui faciliter les choses, dans le domaine de ses études tout du moins, y compris pendant qu'elle s'en allait courir les Arènes? C'était décidément à n'y rien comprendre. L'adolescence, peut-être? J'avais en tout cas la tenace impression d'avoir manqué plusieurs épisodes. Où était donc passée la petite fille si lumineuse & toujours joyeuse, qui confiait tous ses secrets & soucis à sa maman? Par moments, j'avais la coupable sensation de ne plus la connaître.. Tout en sachant qu'elle était toujours la même pourtant. Qu'elle ne faisait que grandir, &.. Prendre progressivement son indépendance. Il fallait bien qu'elle le fasse un jour après tout, n'est-ce pas?

De nouveau, le silence s'installa de longues secondes durant, alors que je m'égarais dans mes réflexions ; avant de les chasser définitivement en secouant lentement la tête. De toute manière, ainsi allait la vie. Si Crystal faisait une crise d'adolescence, si elle voulait se mettre en conflit avec moi durant celle-ci, je n'avais pas vraiment le choix ; il me faudrait faire avec, & la gérer & la soutenir de mon mieux malgré tout. La laisser repartir était peut-être même la meilleure option pour régler ce soucis. Après tout, la dernière fois que nous avions eu un différend mère-fille, c'était de l'avoir laissée retourner courir les routes pendant quelques semaines comme d'habitude, avec les amis l'accompagnant depuis quelques temps & ma chère Mayna, en me contentant d'avoir de ses nouvelles par son père ou ses cousins, qui l'avait poussée à réfléchir & se remettre en question.. De telle sorte qu'elle était revenue vers moi quelques jours après pour s'excuser, s'expliquer, & enfin accepter la discussion, de manière plus ou moins efficace certes, mais accepter tout de même. & moi-même, cela m'avait aussi permis de laisser couler & être plus prête à entendre ses raisons, avoir la patience nécessaire.. Bref, j'espérais que cela marcherait bien cette fois-ci aussi. Je soupirais légèrement, avant d'esquisser un frêle sourire.

- Enfin, la vie continue, quoi. Comme toujours.

& rien ne saurait l'en empêcher. Discret & silencieux, Riad vient se glisser sur mes genoux, & je lui gratte la tête d'un geste distrait, plus par réflexe qu'autre chose ; ce dont il ne se formalisera certainement pas. Songeuse une fois encore, le regard fixé sur l’épitaphe de ma jeune sœur, fredonnant sans même trop m'en apercevoir une mélodie de notre enfance. La berceuse que nous chantait notre mère, que sa propre mère lui chantait lorsqu'elle était petite.