« Tu es sûre que tu ne veux pas-
- Non, papa, j'veux pas aller me promener. »
Il me fixe d'un air un peu circonspect, visiblement confus quant à ce refus face à ce qui était d'ordinaire une petite tradition, aussi inutile qu'elle soit, du samedi soir. Le repas étant généralement lourd et plaisant ce jour-là, il n'était pas rare, même enfant, qu'il m'emmène dehors pour décompresser. Mais... Soyons honnêtes, ça tend de plus en plus à me pomper l'air, avec le temps. Je veux bien que ça plaise à Morgane, et même elle me regarde d'un air confus, ne comprenant sans doute pas ce refus soudain. Elle est encore petite, j'lui en veux pas trop.
Mais... J'ai juste pas envie. Je veux rester à la maison, à faire ce que j'aime, j'veux jouer à mes jeux tranquillement, sans forcément être interrompue toutes les cinq secondes. J'ai pas envie d'aller marcher pour faire plaisir à papa, ou parce que c'est ce qu'on attend de moi. Ça m'angoisse, sans que je ne sache trop pourquoi, et ça me fait peur, en vrai. J'ai vraiment pas envie. J'ai peur qu'il insiste, alors je presse mon ton, je me fais plus insistante : sans surprise, ma voix sonne donc presque agressive. C'est un effet secondaire que je perçois même de mon lit, le regard fixé sur mon écran d'ordinateur, à moitié lovée contre ce dernier. Je refuse obstinément de croiser leurs yeux, sans non plus avoir d'idée sur la raison. Peut-être que j'ai peur de ce que je risquerais de voir. Peut-être que je me prends la tête toute seule aussi, ahaha.
« Bon, très bien. Envoie-moi un message si tu changes d'avis. »
J'ai beau faire ma maligne, j'ai tout de même glissé un coup d’œil vers son expression. Il n'avait... Pas l'air en colère. Pas même agacé, en fait, par mon ton ou mon irrespect clair. Tout au plus, les traits de son visage étaient plissés dans une expression peinée et confuse. Comme si... Comme si il avait un peu mal, ou qu'il était inquiet. Ma gorge s'est nouée sans que je ne le remarque, au même moment où j'entendais ma porte se fermer. Il y a eu un bruit dans les escaliers, puis ce fut tout.
Je ne sais pas pourquoi j'ai ravalé ma salive, ni pourquoi je me suis sentie mal, ou même en colère. C'était pourtant moi qui avait demandé à rester ici, non ? Parce que j'avais l'impression d'être obligée, parce que je voulais de l'air, parce que je voulais pouvoir dire « non ». J'y tenais, j'ai même insisté plusieurs fois, j'ai même remballé sèchement papa quand, étonné, il ne faisait que se demander si j'allais bien ou si j'étais sûre de moi. Je me demande donc pourquoi diable j'ai aussi froid dans ma poitrine. Pourquoi je lui en veux de ne pas avoir insisté, alors que si il l'avait fait, j'aurais sans doute été agacée ou je me serais sentie pressée. Pourquoi je me sens délaissée, alors que c'est moi, qui m'éloigne. En plus, il m'a vraiment donné l'occasion de les rejoindre, alors, alors... Pourquoi je ne le fais pas, hein ?! J'aurais juste à m'habiller et courir un peu, mais mes jambes sont comme bloquées dans mon lit. Je me dis qu'ils me trouveront ridicules, ennuyeuse, qu'ils me le reprocheront. Ils ne le feraient pas, mais j'y crois, et je ne sais pas pourquoi. J'en sais rien. J'en sais vraiment rien. Ça me fait peur, vraiment. J'ai l'impression que je suis un peu folle, des fois.
Je ne suis même plus intéressée par mon pc et tous ces jeux, toutes ces choses à lire et à regarder qui m'intéressaient tant, selon mes propres dires, il y a quelques minutes à peine. Je les rejette puérilement, comme une gamine gâtée en crise, en fermant violemment le clapet de mon PC, non sans savoir que je me sentirais très coupable si jamais il est cassé à cause de ça. Mais je ne me contrôle plus vraiment, et mes gestes sont vifs, brutaux, sans grand sens. Je serre hermétiquement mes propres avant-bras, enfonçant quasiment mes ongles dans la chair, toujours sans comprendre, tandis que mes yeux humidifiés se ferment pour empêcher des larmes traîtresses de couler. Mais pourquoi je chiale, bon sang ?!
J'aimerais bien crier dans un oreiller comme je le faisais en étant plus petite, mais je me sentirais ridicule, bien trop, et je n'ai même pas envie d'avouer mon état à moi-même en agissant ainsi. Pourtant, je jette encore des regards par ma fenêtre, comme si j'espérais entendre leurs voies m'indiquant qu'ils reviennent, qu'ils renoncent, quand bien même je persisterais à rester isolée.
Je déteste chouiner. Enfant, j'aurais pu me glisser jusqu'à la chambre de Natsu et pleurer dans ses bras, puisqu'il m'accueillait toujours après avoir ronchonné, sans jamais me demander ce qui n'allait pas. J'aurais aussi pu voir tonton Isaac, ou rentrer dans la chambre de papa. Mais Natsu et Isaac ne sont plus là, et papa, je... C'est moi, qui m'en éloigne, et je le sais. Mais je suis une grande, maintenant, non ? Je peux me débrouiller seule, hein ?
Alors pourquoi est-ce que je n'ai pas envie de le faire ? Pourquoi est-ce c'était le cas il y a une demie-heure à peine, quand, pleine d'assurance, je me disais que ce serait peut-être un moyen de lui montrer que je n'étais plus un bébé qui avait besoin de le coller en permanence ?
Toujours pas de réponse, pourtant. Il n'y en a jamais. Depuis quelques temps, je n'en ai du moins pas la moindre dans ma tête. Je renifle bruyamment. Il n'y a que le silence de cette foutue chambre, et ce ne sont pas tous les poster que j'y ai collé qui la rendent plus chaleureuse dans ce genre de moment. Même en allant regarder les quelques commentaires gentils sous mes vidéos, je ne sentirais rien d'autre qu'un gros vide froid dans ma poitrine. Un gros vide froid qui, parfois, me donne l'impression de ne plus être moi-même. Mais je ne sais même pas ce que je veux ces temps-ci, alors après tout, peut-être que c'est ça, que je suis. Ahaha. C'est pas drôle, hein ? Je veux jouer à la grande mais... Est-ce que c'est en ça, que je vais me changer... ?
Je déteste le silence de cette pièce, des fois. Mais ce dernier est brisé lorsque j'entends quelque chose taper sur du verre, et je sursaute brutalement. Sur la table de nuit, l’œuf noirâtre dans sa couveuse s'est agité, et j'ouvre de grands yeux impressionnés. La froideur dans ma poitrine ne s'est pas calmée, et mes mains tremblement toujours quand j'ouvre la couveuse pour en tirer son précieux contenu, mais au moins, l'excitation tempère en partie les sentiments aigres et piquants dans ma poitrine. Mon œuf de compétition, je n'espérais plus le voir éclore, depuis le temps. Il me semblait si tardif... Comme si il ne voulait pas de moi, lui aussi. Mais là, c'est moi qui en fait des caisses en pensant des choses excessives, pour je ne sais quelle raison, et ça me frustre. Je souffle un grand coup, comme pour me calmer. Ce petit ne va tout de même pas m'avoir dans un état aussi lamentable à sa naissance, non ?
J'ai déjà vu plusieurs œufs éclore, mais celui-ci est particulier, sans que je ne sache pourquoi. C'est un peu... C'est un peu un symbole, quelque part, cet œuf de compétitrice. C'est le symbole de mon choix, de cette tentative d'affirmation, de prouver ma valeur et mon indépendance. Mais ce soir, le symbole a un goût acre. J'ai l'impression d'être une gamine qui se dégonfle, qui se targue de grands mots qui fait la pleutre dans les faits. Je n'ai pas envie qu'il naisse aujourd'hui. J'aurais aimé que ce soit un jour où je sois à mon avantage, pour que je puisse rehausser mon ego. Mais non, il n'en sera pas ainsi.
La créature qui s'en sort est plutôt discrète, timide, même. Les coups donnés à la coquille la font céder, mais je cligne des yeux en remarquant le tas de sable noir. Je peine au début à comprendre qu'il s'agit d'un pokémon, et pas juste d'une force. Sa couleur inhabituelle, en plus de ça, rend l'identification compliquée, mais je crois que c'est un Bacabouh. Enfin, une. Elle est chromatique, mais ça... Ça m'émerveillerait un autre jour, mais pas aujourd'hui. Je... Les yeux bleutés de la créature se posent timidement sur moi, et elle pousse un petit cri confus. En hésitant, je la prends contre moi, éloignant à la fois la couveuse et les restes de l’œuf, pour poser mon regard sur elle et la détailler des yeux. Elle est chaude, comme une bouillotte de sable. Lorsqu'elle cache sa tête contre mes épaules, je glousse un peu, entre deux balbutiements étranglés.
« T'es... T'es vraiment mignonne, toi, tu sais ? »
Je renifle un peu. C'est con, mais... Je suis contente de ne pas être seule ce soir, en fait, ahahah. Mais c'est un peu tard, là, non ? Et ça ne sert à rien. J'fais vraiment que me comporter comme un bébé capricieux. Frustrée, je laisse le Bacabouh se lover contre moi et, les oreilles emmitouflées dans mon casque, je monte le son pour que la musique m'envahisse les tympans et me fasse oublier le reste. Je n'ai pas vraiment envie de les entendre rentrer, ou rire, car ils rient sans moi, et je m'en veux, d'avoir des pensées aussi méchantes et égoïstes. Au fond, peut-être que je mérite de rester toute seule, même si c'est moi qui l'ait voulu à la base.
Malgré moi, mon téléphone sonne. Je relève timidement mon portable, et ravale ma salive lorsque je vois le nom de papa su l'écran. J'hésite quelques secondes.
Puis, finalement, je le pose sur la table de nuit, et me retourne contre le mur. Je dirais qu'il était sous silencieux, ou que je dormais. Oui, ça devrait passer. Et je ne sais même pas pourquoi je fais ça. Mais bon, rien de nouveau, n'est-ce pas, hein... ?
Je ferme les yeux, en sachant très bien que je ne dormirais probablement pas de la nuit, mais il y a quelque chose de réconfortant à tenter de se convaincre du contraire. Ça... Ça ira forcément mieux, hein ? Oui, c'est ça. Dormir, et ne pas m'en occuper. Ça va marcher. Ça doit marcher.
Et je vais peut-être même finir par y croire. Pourtant, l'attention que je donne à la lueur des néons allumés dehors raconte une toute autre histoire.