/!\ On aborde ici pas mal de sujets durs ; abus parentaux, conjugaux, meurtre et problèmes psychologiques sous-entendus. Faites donc attention si vous y êtes sensibles.« Tu manges trop. La surveillante m'a dit que tu avais repris du pain à la cantine ; tu sais que je t'avais dit non, pourtant. »
L'enfant baisse un peu les yeux en gardant un regard méfiant vers son assiette de légumes vapeurs. Ses longs cheveux mauves entourent impeccablement son visage, tenus avec une rigueur quasi totalitaire. Elle n'ose pas faire de trop grands mouvements avec sa fourchette, de peur qu'un aliment ne vienne salir ses vêtements qu'elle a, pour une fois, réussi à tenir propre, gardant au fond de sa tête les nombreuses fois où sa génitrice lui a rappelé qu'elle avait tout intérêt à ce que cela n'arrive pas. Dès que cela tourne au sujet de la nourriture, de toute façon, sa mère semble être une toute autre personne. Une personne froide, aux regards secs, aux lèvres toujours pincées, et au regard qui semble la suivre à chaque moment, examinant le moindre de ses mouvements pour venir lui reprocher le moindre petit écart. Ses cheveux mal coiffés, souvent, ou l'une tenue un peu froissée, et, tout récemment, un « léger surpoids » qui semble être devenue son obsession principale.
Roxanne Novak pense que c'est le seul sujet où il y a un souci, du haut de ses cinq ans. Il faut dire que tout est fait pour qu'elle y croit ; mais jamais elle n'ose vraiment s'interroger dans ces moments. Ce n'est pas comme si elle ne voyait pas, pourtant, le visage inhabituellement fermé de son père lorsque celui-ci entendait de pareilles paroles, et la manière qu'il a de se crisper. Roxanne aimerait bien qu'il parle, mais en même temps, elle n'est pas sûre de vouloir qu'ils se disputent ; elle a toujours l'impression que c'est de sa faute, après, lorsque sa mère est énervée. L'enfant n'ose pas vraiment lui dire que ce qu'il y a de son assiette la tente si peu qu'elle ne serait pas contre le fait d'aller se coucher sans manger. Elle sait bien, après tout qu'elle serait sûrement déçue.
Roxanne aime à croire que tout va bien dans sa famille, car tout lui dit que tout devrait aller bien. Née dans un petit appartement d'Amanil, elle est fille unique, et n'a pas vraiment connu d'autre horizon que celui-ci. Il lui semble que chaque journée est la même, à peu de choses près. Une journée à l'école, bien tardive, puis une à deux heures sur ses devoirs, longues, pénibles, suivies d'un repas en silence, vaguement interrompu de temps à autre par le claquement des couverts contre les assiettes. Elle s'ennuie, oui. Mais en même temps, elle sait que ce n'est pas de la faute de ses parents ; sa mère lui a déjà dit assez souvent qu'ils « s'épuisent » pour s'occuper d'elle et la nourrir même si, au vu de ce qui lui est donné depuis sa visite chez le nutritionniste, elle tend à se dire que cela ne vaut peut-être pas le coût.
Ce soir ne semble pas différent de d'ordinaire. Elle a déjà une idée de la manière dont les choses vont évoluer, à vrai dire, surtout quand elle voit son père se lever d'un coup sec, les traits tendus, les gestes nerveux. Il semble en colère. L'enfant se crispe, inquiète d'une nouvelle et très probable dispute entre ses parents, mais n'amorce pas un geste. Son père est pour Roxanne la seule figure rassurante. Le voir ainsi poussé à bout ne lui fait en aucun cas plaisir, mais elle ne peut nier que lorsqu'il s'approche tout en douceur pour la prendre dans ses bras, elle se sent plus tranquille, comme protégé d'une menace qu'elle est encore incapable d'identifier. La fillette accroche ses petites mains à la chemise salie de son paternel, alors que celui-ci jette un regard mauvais vers sa génitrice.
« Laisse-la tranquille, Lisa. Viens, ma puce, on va aller manger dehors, je crois. »
Et, comme toujours, les cris commencent. En silence, elle obéit et hoche de la tête timidement, gardant une prise ferme sur la main de son père, inquiète à l'idée qu'il la lâche. Elle se dit, qu'au fond, tout ça, c'est peut-être un peu de sa faute. Et personne ne lui dit que non.
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« J'ai pas envie d'aller chez maman, papa. »Roxanne n'a pas vraiment compris ce qui s'est passé, en fait. Ou du moins, si, elle a saisi. On lui a répété un certain nombre de fois, après tout. « Papa et maman ne s'aiment plus, et le mieux c'est qu'ils se séparent, mais ça ne veut pas dire que tu n'es pas aimée, toi », avait expliqué la gentille dame, enfin, la « psychiatre » qui avait pris l'affaire en charge devant « le tribunal ». Elle sait que le tribunal est l'endroit où « le juge » va essayer de décider ce qui la rendra la plus heureuse, car papa et maman ne sont pas d'accord, et aucun d'entre eux ne veut laisser la garde de l'enfant à son ex-conjoint.e. Cela fait trois ans que ça dure, en outre, « le divorce », ce qui a largement laissé le temps à Roxanne d'intégrer diverses notions qui sonnent toujours aussi austères, au fond de sa tête. Mais elle ne comprend toujours pas.
Elle ne comprend pas pourquoi le juge a décidé qu'elle devrait aller vivre chez sa mère, puisqu'il est apparemment en charge de décider ce qui la rendra la plus heureuse, et qu'elle peut dire avec certitude que cette solution n'amènera rien de tout cela. La nouvelle est tombée depuis peu, et le dernier week-end qu'elle passe avec son père avant que ne soit mise en place le « nouveau système » est terminé. Son père, l'air malaisé et lui-même attristé, s’attelle pourtant à l'habiller, s'assurant de ne rien mal faire, de crainte que son ex-femme ne le reproche à leur fille. Son regard refuse de croiser celui de sa fille, humide et rouge. Roxanne le vit comme une petite trahison, et elle ravale sa salive avec pénibilité.
« Tant que tu as Olbéric, je serais toujours un petit peu avec toi, Roxanne. »
La pokéball qu'il pose dans sa main avec la même douceur ferme qu'il lui réserve lui permet de retenir quelques pleurs. Il est vrai, après tout, que la présence de son Flamiaou rend ces journées moins dures. C'est toutefois un très maigre réconfort, et Bertrand Novak ne peut pas dire qu'il est surpris lorsqu'il l'entend lâcher de gros sanglots.
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« Non mais, sérieux, Roxie... Tu veux pas mettre cette jupe-là, plutôt ? Elle est trop courte, celle-là.- Mais je l'aime bien, moi. T'es lourd.- Non mais, te vexe pas... T'es susceptible, mon ange. »
L'adolescente lève les yeux au ciel, mais n'en dit pas plus. Elle a du mal à en vouloir à son copain, en fait, quand elle compare avec le traitement que lui réserve sa mère. Depuis qu'elle vit avec elle, en plus de ça, les soirées passent chez ses amis sont les seuls moyens qu'elle a d'avoir un peu de paix ; quoique elle s'assure toujours de rentrer à l'heure, pour ne pas entendre une énième leçon sur le « respect » dont elle manquerait, apparemment. Oh, il y a bien les quelques week-ends qu'elle a le droit de passer chez son père, bien entendu, mais depuis que ce dernier s'est remarié, Roxanne a quelque peu du mal à apprécier son séjour. Elle sait, de toute manière, qu'elle est de trop. Elle le sent, à la façon qu'a sa belle-mère de l'accueillir, par des sourires crispés, ou aux visages indifférents de sa « belle-famille » lorsque les circonstances font qu'elle doit être présente aux repas dominicaux. La naissance de sa demie-soeur cadette n'a rien arrangé, au delà de tout ça. Ce n'est pas grave, Roxanne est plus ou moins habituée. Olivier, lui, au moins, veut la voir.
Et puis, il ne veut pas mal faire, alors... Roxanne a toujours su qu'elle était « un peu trop susceptible » ; c'est que lui répètent les différents « amis » qu'elle se fait depuis son entrée au collège, alors ils doivent forcément avoir raison, à ses yeux. À quatorze ans, Roxanne vit plus ou moins pour l'estime que les autres tiennent d'elle. Que ce soit pour son apparence, ou même sa scolarité, elle soigne tout, dans le moindre détail, déterminée à ce qu'aucun reproche ne puisse lui être fait. Roxanne veut être aimée, vue, appréciée. Elle se rend bien compte, pourtant, que toutes ses relations restent superficielles. Qu'ils s'éloignent tous dès lors que les choses deviennent sérieuses, et ne sont pas tant intéressés que ça par ses pensées. Qu'elles les éloignent, même, et cela lui fait peur. Alors elle lisse tout : sa personnalité, ou même ses cheveux. Tout doit être propre, parfait. Au fond, c'est même ce qui fait que sa mère daigne lui offrir de temps à autre un petit rictus fier, et quelques félicitations, bien qu'elle trouve toujours un moyen de replacer l'attention sur elle à un moment ou un autre.
Olivier, lui, veut la voir. Il l'écoute, même, et lui dit qu'elle est jolie, « même si elle pourrait faire un peu de sport, pour sa santé, juste ». Alors lorsqu'elle lui a dit qu'il l'aimait, concept que Roxanne n'a jamais connu autrement que par diverses œuvres de fiction et les promesses de son père qu'elle n'écoute plus depuis un moment déjà, elle suppose que c'est vrai. Et, sans vraiment s'en rendre compte, elle se dit qu'elle ne perd rien dans tout cela : elle en arrive même à se convaincre qu'elle l'aime aussi. Il est tellement gentil, après tout, et souriant : une tête de gendre parfait, et une « bonne éducation, des bonnes origines », comme avait dit sa mère, un regard satisfait sur son visage lorsqu'elle l'avait détaillé. Elle n'aurait pas de raisons de penser autrement, après tout. Elle n'a pas, en tous cas, de moyen de savoir le contraire.
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« Mademoiselle Novak, je ne dis pas ça pour vous enfoncer, je veux vous aider. Mais il faut que vous fassiez un pas en ma direction, aussi. Si l'on vise le redoublement, ce n'est certainement pas pour vous punir. »
Roxanne sait bien que madame Durian ne ment pas. Elle a toujours été gentille avec elle, après tout, et compréhensive, malgré sa tendance de plus en plus progressive à s'endormir aux heures de ses cours de mathématiques du matin. De temps à autre, elle la laissait récupérer ses heures de sommeil, et prenait même la peine de la réveiller avec douceur avant que la sonnerie de la fin de l'heure ne le fasse. Aujourd'hui, elle ne lui paraît pas moins aimable et attentive, mais davantage inquiète.
En même temps, l'adolescente sait bien pourquoi. Seize ans est un âge où elle est capable de se rendre compte que ses notes de plus en plus descendantes ne sont pas une bonne chose. Ce n'est pas comme si l'ambiance glaciale qui l'attend à chaque fois qu'elle rentre à la maison lui permet de l'oublier. Mais rien à faire. entre les disputes incessantes avec sa mère et le temps qu'elle passe dans divers appartements, à éviter de rentrer par tous les moyens, même quand ce n'est pas chez Olivier, qui ne semble pourtant jamais contre le fait de la voir venir chez lui, et continue d'insister avec l'idée qu'ils prennent un appartement ensemble, même si Roxanne n'en a aucune envie, le sommeil de la jeune fille commence à en souffrir. Ses notes semblent fondre au soleil, et madame Durian n'est pas la première à s'inquiéter.
Pour être honnête, elle n'a plus goût aux études depuis un moment. Ce n'est peut-être pas pour elle, au final ; elle n'a jamais été particulièrement intelligente, ou du moins, elle en a l'impression. Il y a bien quelque chose qui la motive, pourtant, une idée qui semble désirable ; elles sont assez rares, ces temps-ci. Elle a la sensation de ne plus avoir goût à rien depuis un moment déjà, mais, pour la première fois depuis une dizaine années, dans cet environnement sain où elle se sent en sécurité, elle ose relever son regard timide pour exprimer quelque chose qu'elle désire, du fond de son cœur.
« Je crois que... Je crois que je veux aller vivre chez mon père. »–
« Je ne dis pas ça pour te blesser, c'est juste que... C'est juste que je crois que ce n'est pas une bonne influence pour toi, et....
- D'où est-ce que tu te permets de me dire ça ?! Ça ne te dérangeait pas, de me laisser avec maman, mais tu veux décider d'avec qui je passe ma vie ? »Roxanne ne sait pas pourquoi elle s'est tout naturellement mise sur la défensive avant même d'annoncer sa décision à son père. Depuis qu'elle a quitté l’appartement de sa mère, après tout, elle est arrivée dans un environnement plus sain, et bien plus calme. Les habitudes ne partent pas aussi facilement que ça, pourtant. Ou peut-être se doutait-elle déjà de ce que son paternel pouvait bien passer. Il n'a même pas haussé le ton, et aucun reproche n'a été mis sur la table. Lorsqu'elle lui avait dit qu'elle désirait arrêter ses études, il s'était contenté de lui demander pourquoi.
Au cours de la conversation, le nom de son copain avait glissé dans la conversation, car certains de ses arguments étaient en partie dus aux conseils d'Olivier, et, tout doucement, Bertrand avait tenté d'aborder le sujet sans se brûler. La réticence de son père à son propos met Roxanne profondément mal à l'aise, comme si elle aurait aimé qu'il se contente de donner son approbation, lui faisant ainsi oublier le profond malaise au fond de son ventre à chaque fois qu'elle se surprend à y penser un peu trop. Elle s'était tendue d'un coup net, et petit à petit, le ton était monté de son côté, alimenté par le regard désolé et inquiet que lui offre son père. Roxanne n'a pas l'habitude ; elle le prend pour une sorte de mépris, d'humiliation, à laquelle elle ne sait répondre que par le crachat d'une violente rancune qui ne l'a jamais totalement quittée.
Bertrand le sait, et c'est peut-être pour cela qu'il ne dit rien, lorsqu'il la voit partir et claquer la porte d'un coup net, enragée. Dès qu'elle a fait quelques mètres, pourtant, Roxanne se surprend à regretter qu'il ne l'ait pas arrêtée.
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« Tu crois vraiment que t'aurais le niveau pour faire ça ? »
La question d'Olivier la fait se tendre alors qu'elle tente tant bien que mal de faire ses choix d'orientation. Depuis qu'elle a quitté le lycée, puis la maison de son père, et qu'elle s'est installée avec lui, Roxanne n'a fait qu'accumuler les petits boulots. Cela ne la dérangeait pas dans un premier lieu, car elle était particulièrement fière de gagner son propre salaire et de vivre sans personne pour lui dicter quoi faire, ou du moins elle le pense ainsi, mais elle s'est bien vite rendue compte qu'un billet vaut beaucoup sans valoir beaucoup de la même manière. Ses conditions de travail la fatiguent, et ses emplois aussi, alors oui, elle a pensé qu'elle pourrait tenter de passer son bac en candidat libre. Après tout, elle n'était pas si bête, n'est-ce pas... ? Les paroles d'Olivier, pourtant, la troublent. Elle sait, qu'il est embêté par le fait qu'elle tente de retourner aux études ; souvent, il lui dit que c'est parce que cela la rendait malheureuse, mais Roxanne n'est pas sûre que ce soit vrai. Toutefois, comment quelqu'un qui l'aime pourrait vouloir lui nuire... ? Elle refuse d'y croire, et, comme d'ordinaire, se dit qu'il doit avoir raison. En ravalant sa salive, elle hoche timidement de la tête.
« Oui, tu as raison. Je vais plutôt demander à ce qu'on m'augmente mes heures. »–
« Mais t'es chiante, aussi ! T'avais qu'à pas sortir. Tu crois quoi, que la résistance, c'est mieux ? 'Sont tous cons, de toute façon. »
Ce n'est pas de sa faute, n'est-ce pas... ? C'est normal, qu'il soit tendu, en même temps, au vu du contexte. Tout le monde l'est, après tout. Depuis l'arrivée du Régime, personne ne peut dire qu'il va bien, hormis ceux qui ont su se mettre dans ses faveurs, et encore. Roxanne sait qu'elle doit faire tête basse, mais quelque chose au creux de son ventre continue de s'agiter. En sortant, du haut de ses dix-neufs, elle a fait l'erreur de lever un peu le ton lorsqu'elle a aperçu quelques soldats malmener un groupe. Elle sait qu'elle est chanceuse : s'en sortir avec quelques bleus, c'est bien peu, comparé à ceux qui ne reviennent pas, ou qui finissent à pourrir dans la rue, à la vue de tous. Cela ne l'empêche pas de trembler encore un peu, et, naïvement, elle se disait qu'elle pourrait chercher un peu de réconfort chez son copain. Il faut dire que depuis son départ de chez son père, encouragée par ce dernier, son cercle d'amis s'est de plus en plus réduit, que ce soit à cause de disputes semblables à celle qu'elle a eu avec son géniteur, ou car le contact s'étiolait petit à petit. Il ne lui reste plus grand monde, et l'extérieur n'est pas plus rassurant ; pendant quelques secondes, elle retient l'envie de s'agacer.
Lui, évidemment, comprend tout mieux que tout le monde, et agit bien mieux, pour une raison plus ou moins inconnue si ce n'est un ego démesuré. Ce n'était pas comme si elle l'avait un jour vu faire autre chose que de baisser le regard devant des soldats, ou marmonner des commentaires insultants lorsqu'il était sûr qu'il ne risquait rien, mais... Mais oui, c'est vrai, il ne peut rien faire, alors peut-être que c'est malvenu de sa part de faire le moindre commentaire. Sans s'en rendre compte, Roxanne se met à se dire qu'au fond, ce n'est pas grave, que cela arrive, et que c'est juste une petite dispute comme une autre, même si elles commencent à devenir de plus en plus nombreuses. Mais c'est juste l'anxiété, selon elle. Rien de grave. Ce n'est pas comme si il avait fait quelque chose de « dramatique », n'est-ce pas ? Quand elle se rappelle les soirées entières passées à supporter les reproches et les cris de sa mère dans l'anxiété, Roxanne se dit que le nœud dans la poitrine, elle ne peut franchement pas s'en plaindre.
Et puis, elle a ses livres, ses pinceaux, et ses petits moments de paix passés avec son Matoufeu. Quand Olivier n'est pas là, car il se vexe toujours lorsqu'elle sort sans lui, il y a ses randonnées, aussi, qui constituent ses oasis de tranquillité, dont elle ne se passerait pour rien au monde. Tout ira bien, tant qu'elle a ça. Ce n'est qu'une passe difficile, à ses yeux.
–
« Elle pue un peu, là, ta Kungfouine. T'es sûre qu'elle est pas mourante ? »
La jeune femme lève les yeux au ciel. Plutôt que de fausser un sourire doux et des mots sucrés pour faire comme si avec sa collègue, Roxanne se contente d'appliquer avec douceur les produits qu'elle a été chercher pour soigner la petite femelle. Depuis l'arrivée du Régime, les pokémon paniqués, abandonnés, et sans maîtres, sont légion. Souvent, près des poubelles du magasin où travaille la violette à temps partiel, il lui arrive d'en croiser et de leur donner les restes que son patron voudrait pourtant qu'elle asperge de javel pour que personne ne les récupère. Roxanne sait qu'elle ne peut pas faire grand chose, dans tout ça ; elle n'est qu'une civile sans diplôme de vingt-quatre ans, après tout. L'idée de rejoindre la résistance est lunaire, à ses yeux, et, depuis la pendaison de Turnac, tout le monde se tient bien droit. Mais elle peut aider quelques pokémon, de temps à autre. Quitte à l'on se moque un peu de son passe-temps de « mémé à canards », comme ils disent. Néanmoins, Roxanne n'a pas le choix de travailler ici : sa situation financière s'est dégradée, et pas juste la sienne. Petit à petit, ses collègues sont licenciés, et les prix flambent. Si elle perd son emploi, elle ne sait pas ce qu'elle fera, alors elle se tait. Elle n'arrive néanmoins à se motiver pour finir ses longues heures de travail débilitant qu'en pensant à ces pokémon de la fin de la journée : rentrer à la maison, après tout, ne la tente pas des masses, étrangement.
La petite Kungfouine dont on lui parle, d'ailleurs, ne bouge pas d'ici depuis quelques jours. Roxanne ne connait pas son histoire : elle n'a même pas tenté d'aller voir si elle a un dresseur par le biais des registres, ne serait-ce que par respect pour sa méfiance et sa peur. Roxanne a toutefois l'impression qu'elle arrive à l'approcher sans qu'elle ne se montre agressive, et il est vrai que depuis peu, elle s'en est entichée. De temps à autre, elle se dit qu'elle aurait bien aimé faire un travail en lien avec ces petites bêtes, ou trouver un moyen de s'assurer que leur environnement soit respecté. Avec l'arrivée de Régime, les forêts sont parfois quadrillées, et elle voit bien à chacun de ses trajets montagneux que les pokémon sont perturbés.
Ils ne sont pas les seuls, remarquez. Roxanne a toutefois, pour une raison qu'elle ignore, de plus en plus de mal à plaindre les autres humains. Il lui semble, dans sa vision floutée et étriquée, qu'ils sont de plus en plus égoïstes, violents, et tous tellement vicieux qu'elle est moins attachée à leur sauvegarde qu'aux créatures qui peuplent ces terres. Alors parfois, les commentaires de ses collègues, elle ne les voit pas d'un bon œil, et est bien prompte à en critiquer les moindres racines douteuses. Petit à petit, quelque chose de chaud et de froid tout à la fois se diffuse dans ses veines, allant jusqu'à ses yeux, qui se font plus perçants, ses paroles, qu'elle contrôle davantage, et jusqu'à sa poitrine. Elle n'est pas sûre de savoir ce que c'est, alors elle refoule.
Elle refoule, et elle passe une main douce sur le corps de la Kungfouine qui, tranquillement, se laisse faire. Elle ne tentera de pas la blesser, elle. Elle ne la critiquera pas, ne criera pas, ne tentera pas de lui dicter ses choix. En silence, elle continue de nettoyer ses plaies. Pour une fois, elle se sent utile.
–
« Écoute, je suis désolé. Je sais que ne je mérite pas ton pardon, mais si t'étais plus présente, aussi, je serais pas aussi tendu. Je crois vraiment qu'on doit apprendre à s'accepter mutuellement. Si tu faisais ta part dans nos dépenses, en plus... »
Elle ravale sa salive, la main portée vers sa joue endolorie. C'est la deuxième, ce mois-ci. La première fois, c'était arrivé après une série de disputes de plus en plus violentes, et qui, au final, avaient déboulé sur un scénario similaire. Sur le coup, il s'était excusé, déblatérant un nombre incalculable d'excuses, soignant sa plaie avec une douceur si grande et un regard si inquiet que Roxanne avait sincèrement cru qu'il regrettait son geste. Il s'était excusé si longtemps, d'ailleurs, sanglotant à quelques occasions, s'accusant de tous les maux du monde, qu'elle avait fini par venir le réconforter, en tentant d'oublier le nœud douloureux qui lui vrillait l'estomac. Il avait promis qu'il en recommencerait plus, et, assoiffée de son attention et de sa gentillesse qui tendait à s'estomper durant leurs disputes, elle l'avait cru.
Il semble sincère, aujourd'hui aussi. Ses mots pénètrent dans son corps avec virulence, ravivant cette flamme de culpabilité que sa mère, bien avant lui, avait si régulièrement entretenu. Puis, Roxanne se dit qu'il l'aime, et qu'elle l'aime, ou du moins, elle croit que c'est le cas. Au fond, depuis qu'elle a été licenciée, n'est-ce pas un peu de sa faute, si il doit travailler plus... ? Elle aurait peut-être dû faire des études, aussi, mais là encore, elle les aurait fait sur sa charge, bien qu'il avait été celui qui l'avait convaincu d'arrêter le lycée et de quitter la maison de son père. Petit à petit, elle l'écoute, le croit, entre deux caresses dans ses cheveux, mais, tout doucement. Ses mains qui étaient auparavant douces et affectueuses, néanmoins, elle s'est mise à les craindre ; elle s'en rend compte dès lors que son corps, dans un réflexe instinctif, se braque.
« Oh, ça va, n'en fait pas des caisses, non plus ! »
Olbéric, à ses côtés, grogne méchamment, son regard mauvais porté vers le jeune homme. H'aanit, la Kungfouine, ne semble pas très appréciatrice également de cet individu qu'elle ne connait que depuis peu, mais dont les excuses sucrées ne lui disent rien qui vaillent. Roxanne, pourtant, de son côté, s'en veut. Les épaules crispées et rapprochées, elle marmonne quelques excuses, et il part en claquant la porte, une nouvelle fois. Lorsqu'il revient, elle s'excuse de nouveau.
Elle le fait également la semaine d'après.
–
« Dis, Roro, tu voulais faire quoi, toi, quand t'étais môme ?
- Éboueuse. Je les trouvais gentils, quand je les croisais le matin. »Sa « collègue » esquisse un sourire un peu moqueur, et Roxanne n'a pas vraiment la tête à lui en vouloir. Difficile de lui en vouloir de rire, au vu de la situation, vu son absurdité. Dans la chambre un peu sommaire qu'elles partagent pour se préparer, la femme aux cheveux mauves n'est pourtant pas vraiment d'humeur à rire. Difficile de l'être, au vu de la soirée qu'elle sait arriver. Ce n'est pas sa première nuit, il faut dire, mais depuis qu'elle en est arrivée à cette méthode pour tenter de diminuer les crises d'Olivier par rapport à leurs finances, elle ne peut s'empêcher d'être mal à l'aise à chaque fois. Elle n'a pas « pris l'habitude », comme lui a dit une fille expérimentée. Elle n'est pas sûre qu'elle puisse la prendre, de toute façon, puisque contrairement à certaines qui ne comprennent en rien son dégoût, elle n'est pas vraiment là volontairement. C'est à peine si son petit-ami lui a lancé un regard, lorsqu'il l'a déposé avec la voiture qu'elle lui avait payé pour son anniversaire.
Distraitement, elle termine de s'habiller, toujours aussi silencieuse. Il lui semble que cela fait un moment, maintenant, qu'elle ne parle plus beaucoup. Elle dirait bien que c'est parce qu'elle ne ressent plus beaucoup, si ce n'est dans les moments de crise où elle se décompose, puis ravale ses sentiments les plus amers, craintive de ce qui pourrait arriver si ils étaient aperçus, ou si elle les regardait en face. Elle ne remarque même pas les tentatives de son interlocutrice pour louer un semblant de lien. À vingt-sept ans, il semble qu'elle ne soit plus capable d'en forger, ou elle ne le veut plus ; l'une comme l'autre, tout le monde lui semble parler une langue entièrement différente. C'est peut-être elle qui n'est plus vraiment présente, aussi, mais elle n'y réfléchit pas.
« Fais gaffe, hein, si jamais, enfin... »
Elle souffle un coup, mais ne la remercie même pas. D'un geste nerveux, elle rajuste son haut, s'assurant de bien cacher les hématomes sur ses épaules ; elle sait bien qu'elle a tout intérêt à ne pas rentrer les mains vides, après tout. Mais, maintenant, la chaleur dans sa poitrine semble être devenue plus vivace, plus violente. Elle n'est pas encore capable de reconnaître la haine qui brûle au fond d'elle-même, mais résister à son appel semble devenu dur. Il lui faut quelque chose pour tempérer son envie de rébellion, de revanche, qui s'agite dans son ventre.
–
« Tu es sûre de ce que tu racontes ? »
Son contact semble dubitatif. Roxanne se fiche bien de ce qu'il peut penser, toutefois ; ce n'est pas son rôle, de vérifier si les informations qu'elle parvient à obtenir de ses clients sont justes. Ce n'est pour ça qu'il la paie pour récupérer ce qu'elle sait. Car la femme aux cheveux violettes a vite compris que quitte à ne pouvoir aider la Résistance, ou même participer, elle peut tirer quelque chose de tous les soldats qu'elle vient à connaître. Vendeuse d'informations, ce n'est pas très flatteur : et en même temps, c'est ainsi qu'elle peut se permettre de s'occuper de ses pokémon, ou de gagner un peu d'argent qu'elle est capable de soustraire à la surveillance d'Olivier, puisque ce dernier surveille d'un peu trop près ses autres paies. Et, en même temps, elle ressent une certaine fierté à faire ça, comme si ce qu'il restait des miettes de son ego ne survivait que grâce à cela.
Elle en arrivait presque à se convaincre qu'elle a le contrôle sur sa vie. Presque. Car elle sait bien que le problème majeur de sa vie n'est pas juste celui-là. Et peu à peu, des idées font chemin dans sa tête. Sur le moment, elle les chasse. Elle arrive encore à se persuader qu'il y a un peu d'amour, au fond de son cœur, et que cette chaleur dans sa poitrine n'est pas autre chose.
–
« Attends, je crois qu'on est assez éloignés pour... Roxanne, qu'est-ce que tu fais ? »
Elle ne sait pas vraiment, en réalité. Son regard n'arrive pas à se détacher des formes qu'ils croisent, alors que leurs pas les portent dans le chemin des décombres. Depuis les explosions, elle a l'impression de ne pas être totalement elle-même. Oh, elle se souvient d'avoir été réveillée à l'aube, d'un grand bruit, d'un souffle, de cris, de visages épouvantés, mais rien de plus. Tout lui semble flou. Roxanne sait que le Régime est tombé, mais l'information est comme bloquée dans un coin de sa tête. L'odeur de poudre et d'acier lui assaille tellement les narines que la nausée ne l'a pas quittée depuis des heures au moins. Sa tête tourne. Elle sait qu'elle doit s'avancer : leur immeuble s'est écroulée quelques heures après les tremblements de terre, et, comme tant d'autres, ils essaient se s'éloigner des zones de combat. Difficile, pourtant, à l'entente des sons des armes, de croire qu'ils pourront un jour en sortir.
Olivier semble paniqué. En même temps, depuis qu'ils sont sortis, les seuls êtres vivants qu'ils ont croisé et qui n'étaient pas en train de se battre sont au sol, leurs visages crispés dans une ultime expression horrifiée, les yeux délavés et vides. Roxanne n'arrive pas à dégager ses yeux de là, pourtant.
Elle enregistre, dans un coin de son cerveau, que tous ces cadavres ne trouveront peut-être jamais de nom. Qu'ils seront oubliés. Que l'on ne saura pas ce qui leur est arrivé ; si c'est une balle perdue, ou un simple accident dramatique qui leur a coûté la vie. Certains ne seront même pas trouvés, elle le sait. Il y en a trop. Bien trop. Tant d'armes traînent au sol ; tant de balles inondent les pavés, mélangées, fondues dans la masse. Un de plus ou un de moins ne ferait aucune différence, à ce stade.
Distraitement, ses mains se sont portés vers une des armes qui est au sol. Elle caresse la crosse d'un air absent. Il a dû être oublié par un soldat, ou un résistant, peu importe. Pendant une seconde, elle s'arrête. Le sentiment dans sa poitrine vient de s'enflammer de nouveau, sans qu'elle ne saisisse pourquoi une partie d'elle-même lui murmure des mots doux et tentateurs.
Le pistolet lui semble léger.
La détente l'est tout autant. Il n'y a qu'un bruit sourd, puis le son d'un corps qui tombe par terre. Son Félinferno pose une main rassurante dans son dos, et Roxanne expire lentement, très lentement. Elle ne remarque même pas son évolution, sur le coup.
Après quelques secondes d'immobilité, pourtant, ses pas se tournent, et elle s'éloigne, tout doucement. Ses genoux lâchent après une ou deux minutes ; elle hurle à s'en arracher les poumons. Mais, dans les ruines, son cri s'évapore entres les nuages de poussière et le fracas des tirs.
Seul un petit corps violacé semble y répondre, et elle ne rouvre les yeux que lorsqu'elle sent la présence curieuse d'un Feuforêve à ses côtés. Perdue, elle relève le regard pour le contempler, et, avec un air narquois, le jeune fantôme lui lance un regard joueur, comme si il la défiait de bouger. Olbéric semble même tenter de la faire avancer.
Comme une poupée mécanique, elle s'exécute, et les suit. Ou le contraire, elle n'en est pas sûre. Elle n'est plus sûre de rien, d'un coup.
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« J-je suis désolé, ma puce. Je suis tellement, tellement désolé. Je vais... On... On va s'arranger. »
Elle ne devrait pas être là. Elle ne le mérite pas, elle le sait. Mais ses pas l'ont porté d'elle-même vers cette maison qu'elle a quitté il y a maintenant presque douze ans. Ses jambes, tremblantes, tiennent à peine debout alors que son père l'enlace fermement, les yeux humides, comme si l'inquiétude qu'il avait ressenti venait seulement de retomber sur ses épaules. Roxanne a du mal à apprécier son affection, pourtant. Quelque chose cloche chez elle, elle en est persuadée. Elle se retient d'afficher quoi que ce soit, mais en même temps, un sentiment vient de remonter dans sa poitrine ; plusieurs, mêmes, et elle ne saurait les identifier.
Cela faisait plusieurs jours, qu'elle traînait dans les décombres d'Amanil, hagarde et sonnée, comme amorphe. Suivre le Feuforêve qu'elle a trouvé, et Olbéric, lui paraissait plus simple que de réfléchir, car elle en était bien incapable. Elle ne réalisait même pas où elle marchait, ou bien même qui elle croisait. Si elle avait mieux regardé, elle aurait peut-être reconnu quelques visages, dans cette foule de corps défigurés et endommagés ; des collègues, des camarades d'école, des vagues connaissances de quartier.
Maintenant, toutefois, c'est comme si quelque chose cliquait dans sa tête. Mais elle n'arrive pas à pleurer, étrangement : la douleur dans sa poitrine est toujours là, mais elle refuse de s'exprimer. À sa place, il n'y a qu'une apathie implacable et inamovible, qui était toujours au fond de sa poitrine auparavant, mais qui semble diriger, maintenant. Elle n'osera pas, toutefois, dire à son père qu'elle n'est heureuse de rien, pas même de le voir. Elle ne sait pas si elle est capable de l'assumer par elle-même, de toute façon.
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« Je, je... Je vous remercie sincèrement. Je ferais de mon mieux. »Elle n'y croyait pas, au début, lorsque son père l'avait convaincue d'aller porter sa candidature. Après plusieurs mois de chaos total, entre l'épidémie et les résultats des catastrophes, elle s'était enfermée dans la chambre qu'elle partageait avec sa demie-sœur, n'en sortant qu'à de rares occasions. Lorsque Bertrand lui avait dit qu'elle ne perdrait rien à trouver quelque chose pour remplir ses journées, elle l'avait à peine écouté, peu touchée par son inquiétude. Mais, avec un peu d'insistance, il avait réussi à la convaincre de l'accompagner au travail, un jour.
Depuis quelques années, en effet, son paternel travaillait pour Elixir, et leur récente prise de poids dans la politique énolianne, après le chaos total que fut l'émergendémie, lui avait permis de monter un peu en grade, bien qu'il ne restait qu'un engrenage quelconque d'une entrepris gigantesque. Néanmoins, et c'était la partie qui l'avait intrigué, ce dernier paraissait véritablement ravi de son job ; une chose qu'elle n'avait jamais vu du temps où il vivait encore avec sa mère, mais là encore, peut-être que ce n'était pas le premier élément de son malheur.
Quand il lui avait dit que des places étaient disponibles pour des apprentis rangers, même sans aucune formation, elle n'y avait pas cru, au début. Comment diable aurait-elle pu être acceptée, après tout, avait-elle pensé ; il n'y avait rien de bien intéressant dans son CV, et sa personne encore moins. Elle avait déposé son dossier en rechignant, arguant que c'était inutile et qu'elle ne faisait cela que pour plaire à son géniteur. En réalité, toutefois, elle ne faisait que tenter de cacher le peu d'espoir qu'elle avait pu ressentir sans le vouloir.
La réponse, toutefois, l'avait profondément choquée. Une expression vive, bien loin de l'apathie totale qui dominait son visage depuis un moment déjà, s'était même montrée. Pendant quelques instants, elle avait eu l'impression qu'on la prenait en compte : qu'on la voyait comme quelqu'un qui pouvait aider, être utile. Quelqu'un qui avait une valeur à offrir, quelqu'un qui pouvait être part de quelque chose. Ironique, d'ailleurs, qu'elle pense ainsi alors que par défense, elle avait passé des jours à grogner que le fait qu'Elixir était sûrement une compagnie comme n'importe quelle autre. Elle ne réalisait pas, en effet, à quel point elle désirait être intégrée.À quel point elle avait besoin d'avoir la sensation de se rendre utile, de vivre quelque chose, n'importe quoi, d'à peu près positif. Elle n'hésite d'ailleurs absolument pas à déménager à Baguin pour son travail.
Elle n'avait pas nécessairement envisagé de devenir ranger, à la base, mais à sa grande surprise, le travail lui plu quasiment automatiquement. Sa motivation, nourrie par son affection quasi naturelle pour l'institution, lui faisait accepter à peu près n'importe quoi, sacrifiant largement sa vie privée au passage. Peu regardante sur sa propre sécurité, elle fait tout pour être appréciée de ses collègues, quitte à se forcer, et se dédie corps et âme au déploiement des rangers dans sa région.
Et, un peu surpris, Bertrand remarque que c'est la première fois que sa fille semble sincèrement décidée à faire quelque chose par elle-même. Sans quiconque pour la pousser, ou la forcer. Tout naturellement, elle avait pris les idéaux d'Elixir, et ils étaient devenus les siens ; comme si elle était passé d'un dévouement total à un autre, ce que Bertrand s'était retenu de dire, car après tout, la voir à peu près heureuse était déjà un progrès en soi. En outre, elle avait même repris les études, enhardie par ses supérieurs ; comment diable est-ce que son attachement n'aurait pas pu être bénéfique, dans ces circonstances ?
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« Mais sincèrement... Comme si j'en avais quelque chose à faire, des directives d'un sous-fifre de service, de monsieur propre éco-plus et d'un type complètement indigne de figurer même dans la plus mauvaise version de Batman et Robin ! »Sa voix claque sèchement et d'un coup net, résonnant entre les branchages des arbres et leurs parures de feuilles. Elle est bien loin, la jeune femme qui baissait les yeux il y a encore cinq ans. Voilà que sa voix forte fait grimacer même les jeunes patrouilleurs qu'elle accompagne, alors que quelques uns d'entre eux se jettent des regards préoccupés, particulièrement au vu du regard assassin que leur supérieure lance au milicien qui se tient devant eux, et à tous ses subordonnés derrière lui.
Depuis qu'elle les a vu arriver, en effet, elle ne retient pas son dégoût ostentatoire, et ils n'y sont pas habitués ; madame Novak est pourtant une ranger bien connue pour sa douceur, sa gentillesse, et ses sourires lumineux, accueillants, chaleureux. On disait qu'elle avait été promue pour sa capacité à gérer des situations critiques, malgré un cursus peu flatteur et une relative jeunesse dans l'institution. Un peu bourrue, et souvent comique, elle est assez rassurante pour les apprentis, mais ces derniers ont l'impression de voir une toute autre personne à l'instant. On leur avait bien dit, en effet, que celle qui avait été tout récemment promue Chef Ranger du Nord avait une dent contre les miliciens : et c'est peu dire, dans les faits. La jeune femme aux cheveux violets leur réserve son air le plus glacial, ainsi que son regard le plus mauvais. Elle semble presque prête à grogner, accompagnée de son Félinferno qui, bien qu'il paraisse désintéressé, s'arrange pour rester droit derrière sa dresseuse et surveiller leurs interlocuteurs.
En face, pourtant, l'on ne manque pas de bonne volonté. Méphisto soupire un grand coup, les mains dans les poches, alors que la ranger et ses cadets leur barrent la route, refusant de leur accorder l'accès à une zone dans laquelle ils sont déjà en action. Une sombre histoire d'un pokémon en crise, qui était arrivé d'une ville, et qu'ils avaient pris en charge. Rien de bien catastrophique, en somme, et le conseiller aurait bien aimé que la situation ne s'embourbe pas dans des histoires de 'kikissé qui a le droit', mais rien à faire. Roxanne semble déterminée à les renvoyer d'où ils viennent, en les considérant d'un air mauvais et hautain. Après tout, à ses yeux, ils ne sont rien d'autre que des opportunistes, déterminés à prendre la place d'Elixir et le pouvoir ; tout leur contraire, donc, dans sa tête. En vérité, elle les voit comme des menaces envers une institution qu'elle protège et défend plus que sa propre vie. Et Méphisto n'a pas franchement envie de se mêler de tout ça, déjà franchement agacé par le fait d'être traité et insulté en même temps que ses collègues. Il tente pourtant de calmer la situation ; rien à faire, néanmoins.
« Non mais, si vous faites pas d'efforts, aussi...
- Ce n'est pas à la Compétition de venir se mêler de ça. Que je sache, vous n'arrivez déjà pas à gérer quelques pokémon, l'on ne va très certainement pas vous laisser vous occuper d'une forêt en plus de ça. »La remarque acide fait hausser les sourcils à plusieurs, ricaner certains, et lever les yeux au ciel à d'autres. L'homme en face d'elle semble indifférent, mais elle a la certitude d'avoir « gagné », au vu de son silence. Dans un sourire satisfait, elle tape du pied au sol.
« En outre, vous n'êtes pas responsable de cette région. Fichez-moi le camp, et sans claquement de bottes. Olbéric, montre la sortie à ces messieurs. »Il n'a pas besoin de le faire, d'ailleurs, car ils s'exécutent d'eux-mêmes, engagés par un Méphisto qui marmonne quelque chose qui ressemble à « faudra faire un rapport ». Roxanne s'en fiche, toutefois.
De son côté, elle a enfin l'impression d'avoir choisi de faire quelque chose dans sa vie. Quelque chose qui a du sens.