| Amethyst observe son reflet déformé au creux d’une cuillère de métal. Depuis cette perspective son visage lui apparaît, étiré et flouté. Elle s’amuse à changer l’angle de l’objet et de créer des déformations cocasses de son nez, sa bouche et ses yeux déjà énormes. L’exercice l’amuse un temps, comme toutes les petites choses éphémères qui ponctuent sa vie. Aujourd’hui, elle a pris la décision de sécher les cours pour s’aventurer dans un café probablement bien trop cher du village aisé de Nuva Eja. L’endroit est agréable et peu achalandé. Après avoir commandé une mousse chocolat-caramel, l’adolescente a pris une place sur la terrasse pour avoir une vue sur la mer et être tranquille. La brise marine a découragé les autres clients de s’y aventurer, mais un doux soleil la réchauffe. Elle attend, en compagnie de sa toute nouvelle Chéniti, un Œuf abandonné à la Pension de sa tante et qu’elle a supplié de récupérer pour sa propre équipe. Saria en a éclot quelques jours plus tard sous la tutelle attentive de la jeune fille. À présent, l’insecte et sa nouvelle maîtresse sont inséparables. La chenille adore traîner dans le dos de l’humaine, s’y fixant grâce à ses fils gluants. Les deux forment une paire plutôt curieuse, qui attire de nombreux regards. Plutôt que de se rouler dans les feuilles comme ses compatriotes forestiers, Saria préfère revêtir un manteau de tout ce qui peut lui tomber sous la main, majoritairement de la poussière. Amy, habillée de ses jeans déchirés et de vêtements aux contrastes un peu trop marqués, ne se soucie pas un seul moment de l’apparence de son amie.
Ce qui attire plutôt son attention, c’est la silhouette informe et sombre qui apparaît derrière elle, dans le reflet de la cuillère. Un sursaut parcoure Amethyst tandis qu’elle fait volte-face. Les gens la rendent nerveuse, particulièrement lorsqu’elle n’a pas prévu leur approche. Elle se détend rapidement en voyant le visage familier de Marek, un vieil ami et protecteur. Elle conservera toutefois une part de cette excitation fébrile, ce déséquilibre constant lorsqu’elle se trouve confrontée à un lien plus ou moins solide dans sa vie. Déjà, elle s’est mise à sourire de manière exagérée, surexcitée et sautant au cou du jeune homme qui l’accueille maladroitement. Heureusement, Marek a l’habitude de ses témoignages exagérés d’affection, de ses changements d’humeur, de ce personnage quelque peu extravagant sans toutefois tant se démarquer. Il hausse les épaules en prenant place devant elle, déjà attentif au flot incessant de ses paroles. Amethyst est déterminée à rattraper le temps perdu. Il faut dire que leur dernière rencontre remonte à plusieurs mois. Le jeune homme âgé dans le début de la vingtaine l’écoute débiter ses nouvelles, avec un sourire amusé, toujours impressionné par le débit de parole dont la jeune fille est capable.
«… Puis y’a Rachel aussi, elle a un gros crush sur cette fille plus vieille qui est vraiment trop cool, mais je lui ai dit qu’elle a pas besoin d’une amoureuse puis en plus la fille elle a un copain déjà donc à quoi ça sert hein? Puis aussi j’ai oublié de te le dire mais je suis allée au parc aquatique avec mon père cet été et les Pokémon et on a fait une glissade d’eau immeeeeenseee j’avais trop peur mais mon père il avait pas peur du tout lui alors il est descendu à toute allure, je te jure j’ai cru que j’allais me faire pipi dessus, j’ai refusé de descendre après l’avoir vu et les gens dans la file s’impatientaient alors je leur ai dit d’aller se faire voir puis j’ai fait la glissade au final, c’était géant! J’ai cru que je volais, j’ai un peu pleuré et…»
Amethyst s’interrompt. Elle a terminé, du moins le croit-elle. Elle a épuisé de nombreuses minutes de sa rencontre avec le jeune homme et à présent s’enferme dans un mutisme nerveux et serein tout à la fois. Marek connaît Amy depuis que sa famille l’a accueillie, orpheline. Ils ont en quelque sorte grandi ensemble, comme tous les autres enfants recueillis par les parents de Marek. Lorsque la famille d’accueil n’a plus été en mesure de répondre aux besoins d’Amethyst, après qu’Amanil n’aille volé en éclats et avec elle la demeure de ces enfants, la jeune fille a du faire son propre chemin. Le garçon est heureux de constater qu’elle a atterrit dans une bonne famille aimante. Sauf que ses inquiétudes se poursuivent la concernant. Elle lui rappelle encore cette enfant qu’il a aimée et protégée, celle qu’il n’a jamais appelé «sœur» mais qui lui a semblé tout comme à une époque. Parmi les «enfants» de ses parents, la violette fut toujours sa préférée. Il a encore une sorte de crainte la concernant, celle qu’elle aura toujours des difficultés à intégrer pleinement le monde. Encore maintenant elle lui paraît tellement lointaine, dans ce petit univers de banalités extravagantes, d’extraordinaires futilités. Peut-être est-ce juste l’adolescence. Il l’espère dans un sens.
«Et toi du coup? Tu d’viens quoi?»
Il relève les yeux de sa contemplation de la table. Marek est un jeune homme plutôt taciturne, heureusement pour Amethyst d'ailleurs. Elle peut ainsi se permettre de prendre toute la place, une main posée sur la Cheniti qui se repose au soleil contre son épaule. Le garçon passe une main dans ses cheveux dans une pagaille contrôlés, trop longs selon sa mère. Il se questionne sur Amethyst, comme souvent. Elle est parvenue à le surprendre, en posant une question, en s’intéressant. Lui qui avait prévu un nouveau monologue, il s’en voit étonné.
«Heum… Moi j’étudies encore la philosophie à Zazambes. P’tête que je vais tenter d’être prof. Ça me botterait bien, travailler avec les jeunes. Puis j’ai l’habitude, avec la famille d’accueil.»
Amethyst ressent une certaine pointe d’amertume à la mention de sa famille d’accueil. Elle lève des yeux presque désintéressés en direction de son interlocuteur, il a déjà trop parlé. L’adolescente préfère meubler les silences, au moins ainsi elle n’a pas mal. Elle revoit plusieurs scènes de son enfance chez les parents de Marek. Et encore, ce sentiment au fond d’elle, interdit de mention, celle d’un abandon qui même si non-désiré, l’a quand même amené ici. Amy ne s’y attarde pas. Ce serait trop difficile. Elle oscille sur sa chaise, change promptement de sujet.
«Hey, t’sais quoi? J’ai bientôt mon premier Concours! J’ai réservé ma place à la fin du mois d’octobre, à Baguin! C’est super hein?»
Marek a entendu parler de ce projet. Il écoute la jeune fille papoter des nouveaux Pokémon composant son équipe, dont la jeune Saria mais aussi Lucina la Mysdibule, Mei la Ningale et Samus la Vorastérie. Marek a aussi entendu parler de Waluigi, capturé au Jour de l’An dernier. Il peine à croire que tout ceci remonte à presque un an, tout comme leur dernier véritable face à face. Au final, il trouve Amy bien inchangée. Ce projet l’intéresse tout de même. La Coordination n’a rien d’aisé et ses défis viendront secouer les faiblesses de la jeune fille, sans l’ombre d’un doute. L’étudiant de Zazambes se demande sans intention comment se débrouillera sa petite sœur de cœur. Il a crainte aussi, malgré lui, de la manière dont elle fera face à l’adversité. Il repense à plusieurs épisodes de la vie d’Amethyst, encore nets, où elle a dû composer avec l’échec. Autant dire qu’il aurait préféré oublier.
«Donc tu te pratiques beaucoup j’imagine, en vue de ton Concours?»
Amethyst a appuyé un coude sur la table tout en discutant, le regard dans le vide, la main distraitement posée au creux de sa paume. Et elle sourit. Ce sujet lui sied bien, lui apporte de la paix, tout comme toutes ses petites passions passagères.
«Un peu ouais. En même temps, pas trop besoin de se prendre la tête avec ça.»
«Donc… tu as préparé tes combinaisons, c’est bon?»
«Préparé? Naaaah! Enfin, j’ai quelques idées, mais j’aime mieux inventer un truc «on the spot» tu vois?»
Oh non. Marek se doutait que la jeune fille traitait le sujet avec aussi peu de sérieux. Il a eu espoir, lors de leurs premières conversations à ce sujet, que Amy s’y impliquerait réellement. La violette affirmait alors qu’elle ne sécherait plus les cours pour répondre aux critères exigeants de la Compétition au niveau de la fréquentation et la réussite scolaire. Amethyst n’est qu’une adolescente, elle n’a pas besoin de prendre quoi que ce soit au sérieux pour l’instant. Ce n’est pas ce que lui reproche Marek. Ce qui le frustre et l’inquiète, c’est la tendance de son amie à se placer dans des situations où elle ne peut pas réussir. Du moins pas avec sa capacité à fournir de véritables efforts. Le jeune homme se peine de la voir tomber à chaque fois et d’abandonner plutôt que d’aller de l’avant. Il ne doute pas que la jeune fille n’aille du talent. Il y fait la comparaison avec les textes qu’Amethyst écrit et poste parfois sur son blogue. Une très jolie plume mais des idées souvent limitées, clichées, surfaites et floues. Des lignes avec un message très touchant mais souvent dépourvues de véritable sens.
«Hum. Tu sais que c’pas si simple, la Coordination hein? Même les Coordinateurs qui parviennent à improviser dans le vif du moment ont tout de même passé des heures à perfectionné leurs méthodes.»
«Baaaaaaaaah! C’est l’art, c’est facile, suffit juste d’avoir du talent!»
Marek soupire. Profondément. Ses doigts courent impatiemment sur la table, un détail que ne remarque même pas son interlocutrice au grand sourire, convaincue de ses propres paroles.
«Tu sais très bien que c’est faux, Amé. Tu crois qu’un pianiste se lève un matin et qu’il sait jouer?»
«Non, mais ça c’est de la musique, c’est pas pareil.»
«C’est de l’art. Et un peintre?»
«Bah un peintre faut toujours qu’il aille du talent.»
«Et des heures et des heures de pratique. C’est pareil pour un Coordinateur et ses Pokémon. Tu auras beau avoir de jolies idées, si tu n’as pas travaillé pour y parvenir, ça ne fonctionnera pas.»
Amethyst a cessé de sourire. Les mots de Marek lui paraissent tels une attaque. Une pique à son intégrité. Une remise en question qu’elle n’est pas prête d’affronter. Elle se raidit contre sa chaise, sur la défensive.
«Moi j’ai pas besoin de tout ça, hein. Pis c’est très agréable de voir que tu crois en moi! Tu verras bien quand j’aurai mon premier Ruban.»
Son regard s’est emplit de larmes et aussitôt, Marek regrette. Il se sent paternalisant envers elle, déplacé. Mais il ne peut pas s’en empêcher. Parmi son entourage, il est à peu près la seule personne qui ose la mettre au défi de se dépasser elle-même. Saria s'est mis à frôler le visage de sa dresseuse d'un oeil un peu concerné.
«Eh bien j’y tiens bien, Amethyst. Prouve-moi que je suis un gros imbécile et que tu es la meilleure Coordinatrice d’Enola.»
Il lui tend la main. Marek s’est mis à sourire, un peu provocateur. Il sait qu’insister ne ferait que braquer d’autant plus l’adolescente, mais qu’un peu de franc esprit de compétition saura attiser son intérêt. Encore un peu remuée et blessée par ce qu’elle a jugé tel un affront, elle scrute un instant la main tendue avant d’accepter de la serrer, non pas sans y mettre un peu plus de force que nécessaire.
«Parfait, tu vas voir, j’te le dis.»
«J’espère bien.»
Mais Marek se doute très bien de comment les choses se passeront. Ce n’est pas un pari qu’il désire gagner. (c)Golden
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