Début Juin 2018
Ok, ok, on souffle, doucement, et...
… Et le plancher craque. Le plancher émet un long, long et pénible grincement, très agressif pour mes pauvres oreilles qui n'en demandaient pas tant. Je grimace péniblement, clairement embêtée par le son strident que viennent de produire mes pieds malgré toutes mes précautions. Arceus, que c'est compliqué d'essayer de se faufiler ! Vraiment, on ne m'y reprendra pas deux fois. Ou alors, pas de cette manière. Je n'avais pas prévu mon coup, il faut le dire. Quand Bastien m'avait dit qu'il fallait que je passe pour qu'on teste un truc sur un jeu, c'était seulement pour une heure, et puis, euh... Bah, voilà, hein, écoutez, j'y peux rien ! C'était la première fois que je passais ce niveau, je n'allais tout de même pas m'inquiéter d'une bête histoire de couvre-feu à ne pas dépasser, n'est-ce pas ?!
En soi, papa n'est pas trèèès pénible avec les horaires. Enfin, il l'est, si, car il me regarde toujours d'un air un peu las quand je rentre à plus de neuf heures, et j'ai le droit aux SMS à partir de neuf heures et demie, mais il ne fait pas un scandale quand je ne le préviens pas non plus, et comparé à bon nombre d'ados de mon âge, je suis plutôt bien lotie. C'est juste qu'aujourd'hui, je sais que j'ai complètement abusé : il est quand même deux heures et demie, héhé, héhé...
Enfin. Ces temps-ci, j'avoue que je fais de plus en plus d'excès, je ne sais pas trop pourquoi, d'ailleurs. Mais je ne risque rien, non ? Papa n'est jamais là, de toute manière. Enfin, si, mais... Vous m'avez compris. Fin bien sûr qu'il fait du temps pour moi et Morgane, mais c'est juste... Je sais pas. Peut-être que j'aimerais qu'il me remarque, ou pas, car en même temps, ça m'agace. Mais c'est pas le sujet. Je voulais juste dire que je remarque que depuis quelques semaines, je tends à dépasser de plus en plus les permissions qui me sont données, en ressentant à chaque fois une espèce de satisfaction bizarre, et ça me perturbe.
Mais je crois que je peux m'en tirer, cette fois. Visiblement, papa est rentré et est parti dormir directement en revenant du travail, ce qui m'arrange bien. Il a dû rentré tellement tard qu'il en a cru que je dormais, et j'ai une sacrée chance dont je devrais vraiment profiter. Il faut juuuuste que je me glisse jusqu'à ma chambre, mais pour ça... Pour ça, il faut que je passe par les escaliers. Qui grincent. Encore plus que ce maudit plancher, là, qui mériterait bien d'être oint d'huile avec ferveur. Le souci étant que si je le réveille, et qu'il pénètre dans le couloir, bah, euh... Disons qu'avec ma veste sur le dos, mes chaussures et mes habits d'extérieur, clairement, il va comprendre que j'étais dehors, et là, je crois que je vais passer un sale quart d'heure. Le petit élément de difficulté bonus, c'est l’œuf que je me suis trimbalé jusqu'à chez Bastien, et que j'essaie de rapporter. Donc en plus, mes bras sont remplis. Oui, c'est galère.
Mais je peux m'en tirer ! J'ai joué à tellement de jeux vidéos, quelque chose est forcément resté ! J'ignore toutefois que me mettre sur la pointe des pieds comme dans une comédie de bas étage n'a aucune importance et qu'en vérité, pour faire moins de bruit, je devrais me rapprocher du mur et non rester au centre des marches. Mais bon. Je me crois assez maligne pour gérer ça comme une grande fille, faut dire. Ma prise se raffermit sur l'oeuf alors que j'aborde une marche, puis une seconde, avant de m'arrêter d'un coup net. Ooooh, seigneur, c'est quoi ce « giiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiih » insupportable, là ? C'est pas possible, je fais tout pour être la plus discrète possible ! Comment diable un plancher aussi récent peut-être aussi bruyant ?!
Dans un souffle exaspéré, je tente d'avancer un peu plus, mais mes gestes sont rendus maladroits par ma nervosité et mon hésitation. C'est que c'est compliqué, hein, en fait ! J'vous assure que j'essaie mais erhm, bon... Oulah, alors, si je me raccroche à la rambarde, peut-être que... !
« … MERDE ! »
Et ça, c'est le cri bien puissant que j'ai poussé lorsque l’œuf m'a échappé des mains, par un tour ridicule que je ne saurais définir. L'objet ovale dégringole, et moi, je me dépêche d'essayer de descendre les marches pour rattraper ma catastrophe. Mais c'est pas possible d'être aussi cruche, par le cul plein de pustules de Kyogre ! Et oui j'l'insulte, il mérite pas mon respect, avec ce qui s'est passé sur l'île, m'enfin... Le fait est que ma précipitation me fait parvenir jusqu'à l’œuf, et je grimace en voyant que des morceaux de coquille sont tombés au sol.
Oh non, oh non ! Je me sens devenir livide. J'vais dire quoi à Lulu, moi, si l’œuf est foutu ?! Puis le Kabutops de son frère va me bouffer crue, c'est pas possible, graaaaah ! Paniquée, mes doigts tremblants tentent de remettre les petits bouts de bébé pokémon sur l'endroit d'où ils viennent, mais clairement, je n'ai jamais été très douée en puzzles. Oh, mais comment est-ce que ça pourrait empirer, là ?!
« … Alice ? Tout va bien, ma puce ? »
… J'ai parlé trop vite. J'ai parlé bien trop vite. J'entends la porte de la chambre de mon père s'entrouvrir, et sa voix un peu ensommeillée ma parvenir aux sommeils. Je me tends d'un coup net, et manque presque de pousser un glapissement de panique. Ohlala, zut, zut, zut ! Un mensonge, vite, convaincant de préférence et-
« … E-euh, o-oui oui papa, tout va bien ! J'avais juste un peu faim, c'est tout ! »
Je ne serai jamais une bonne menteuse. C'est foutu, je crois. Ma tentative de faire sonner ma voix comme joviale et innocente me donne davantage le ton d'une oie qu'on égorgerait qu'autre chose. Et pour mon plus grand malheur, je sens quelque chose se mettre à fourmiller sous mes doigts. Surprise, je sursaute brusquement lorsque je sens un pincement se faire sur mon index. Une petite tête curieuse s'est en effet extraite hors de l'oeuf, et si je reconnais clairement un Kabuto, je suis trop tendu pour me réjouir immédiatement. Au moins il n'est pas mort, certes, mais ça n'a pas empêché de beugler
« Ah, purée ! »
Et ce beuglement alerte un peu plus mon père, que j'entends faire un pas supplémentaire dans le couloir. Je devrais être flattée qu'il s'inquiète, mais là, je veux juste qu'il reste loin, trèèèèès loin d'ici.
« Alice ? Alice, tu t'es fait mal ?
- N-non non ! C'est juste mon chocolat chaud qui était euh, enfin, chaud, héhé, héhé. »
J'ai vraiment le pire rire nerveux du monde. Mais en même temps, la Kabuto dans mes mains ne cesse de s'agiter pour chercher à s'échapper, visiblement très désireuse d'aller explorer à peine est-elle sortie de son cocon de douceur. Mais elle va arrêter, oui ! J'ai déjà papa à gérer, là, alors ses bêtises... Et oui je sais c'est de ma faute, merci bien, on vous a pas sonné !
« Si tu as besoin d'aide, tu veux que je te fasse quelque chose ? J'ai laissé du curry de légumes dans le frigo si il faut-
- N-non non, c'est bon ! Rendors-toi ! »
Mais pitié, qu'il dorme ! C'est pas ce que font les vieux, ça normalement ? Parler du bon vieux temps, rire aux mêmes blagues toutes les semaines, et dormir à des horaires abominablement précoces ?! C'est vraiment mon souhait le plus cher, à l'heure actuelle. Au delà du fait d'aller découvrir plus amplement la petite Kabuto dans mes bras, certes.
« Oh, euh... D'accord, d'accord. Bonne nuit ! »
Pas comme si il verrait la différence, de toute façon, n'est-ce pas ? Je ne dis rien, toutefois, et patiente quelques secondes le temps de m'assurer qu'il ne cherche pas à vérifier mes propos. Le silence s'impose petit à petit, et j'esquisse un sourire satisfait en remarquant que j'entends sa porte se fermer, signe qu'il est bel et bien reparti au lit, ou du moins, j'en suis intimement persuadée. Fiouf. Catastrophe évitée.
Dans un soupir rassuré, je me permets de gravir les marches qui restent, un sourire enjoué au visage, heureuse d'être passée au delà de la surveillance paternelle. Qui qui c'est la meilleure ? C'est Liliiiiiice !
Bouffie d'arrogance et fière de mon coup, je ne remarque aucunement le fait que mon père s'était avancé de quelques pas, et qu'il m'a très bien vu, en réalité. Je ne le saurais pas avant longtemps, dans les faits.