Pour la quatrième fois en moins de quinze minutes, tu replis ta serviette de table pour calmer ta nervosité. On ne va pas se mentir, tu ne comprends pas tellement cette obsession de ta mère pour les restaurants. Enfin si, tu comprends, t’as juste pas envie d’accepter son besoin de voir du monde, de se réintégrer petit à petit dans la foule. Tu ne veux pas, tout simplement parce que tu n’y es pas prêt toi-même. Même si tu fais des efforts depuis ta prise en charge, même si tu tends à ravoir une vie sociale, à retrouver un semblant de « normalité », tu n’es tout simplement pas prêt. Tu as encore beaucoup de mal à te montrer. Ton travail et ton activité sur Youtube te conforte dans l’idée que tu es très bien tout seul, dans ton petit cocon. Que tu peux avoir, toi aussi, un contact humain sans pour autant être obligé de te déplacer, d’avoir les gens en face à face. Tu préfères largement ce genre d’interaction, c’est plus simple, plus rassurant aussi. Au moins, si t’es en panique ou que tu sens que tu vas merder, tu peux tout couper. Comme ça. D’un coup. Tu pourras toujours prétexter l’excuse du « j’étais AFK, déso ». Alors qu’irl, bah elle ne marche pas des masses cette excuse. Irl on ne peut pas trop fuir. Irl faut assumer, se confronter. Et on sait très bien, tous les deux, que la confrontation c’est pas ton truc. A choisir, t’aurais préféré manger à la maison. Maman t’aurais fait un bon petit plat, ou t’aurais peut-être fait l’effort de, toi, passer derrière les fourneaux. Tu lui aurais fait une salade de pate en lui présentant la chose comme étant de la grande cuisine, t’aurais pressé les oranges comme un grand, tout fier. Ça aurait été bien. Mais tu sais très bien que ta mère aime faire les choses en grand… Et t’as jamais su lui dire non.

- « On m’a conseillé ce restaurant, au bureau. » déclare-t-elle avec fierté « C’est un établissement de première qualité, tu as vu Bell ? Ils proposent un gratin marin ! Oh, j’hésite… Que prendre… »

Elle parcourt la carte, les sourcils froncés. A la voir, on a l’impression que le choix du plat est une question de vie ou de mort. Intérieurement ça te fais bien rire, un plat est un plat. De toute façon, gratin marin ou coquille saint jacques, ça finira par ressortir par le même trou et dans le même état, alors à quoi bon se prendre la tête. Pour ta part, tu te laisses tenter par la salade de Saint Jacques. C’est le moins chère, et comme c’est ta mère qui paye t’oses pas exploser le budget. Toi-même t’ose pas exploser ton propre budget… Alors celui d’un autre. Nop. It’s impossible.

- « Qu’est-ce tu prends, Bell ? »
- « La salade Saint Jacques machin bidule. »
- « Une salade, vraiment ? »
- « … C’est pour la danse. Faut… Surveiller son poids. Ahem. »

C’est le mensonge le plus pipo de l’histoire, surtout quand on sait que tu t’enfiles des pizzas et des kilos de pâtes par pure flemme de cuisiner. Bon, t’as pas un grand appétit, tu manges très peu, t’es pas très sucré et tu grignote pas, ça aide. Sans compter la danse qui te pompe pas mal en terme de graisse. En vérité, t’as jamais vraiment fait attention à ton alimentation. Tu carbures à l’économie. Moins c’est couteux, mieux c’est. Tu sais très bien que ta mère voit clair dans ton jeu. De toute façon, t’as jamais été en mesure de lui cacher quoi que ce soit bien longtemps. Même toutes ces années à prendre sur toi, tu le sais bien, au fond de toi, qu’elle est pleinement consciente de ce que tu as dû traverser à cette époque. Vous n’en avez jamais vraiment parlés, d’ailleurs. Elle par peur, surement. Toi par lâcheté.

Tu profites qu’elle commande pour regarder un peu autour de toi. C’est vrai que… Qu’il est plutôt sympa ce restaurant. Bon, y avait bien trop d’êtres vivants à ton goût mais tu devais bien admettre que l’architecture était plutôt agréable. Les grandes fenêtres permettaient à la pièce d’être éclairée naturellement, ce qui la rendait fichtrement accueillante. Les teintes de bleus, ici et là, rappelaient la mer, le milieu marin, un milieu que tu apprécies. Puis, y avait une petite brise pas désagréable qui rendait l’environnement moins… Étouffant. Bon, ça restait un restaurant, une dépense inutile d’après toi. Une coquetterie dont tu pourrais largement de passer. Mais, ouep, c’était définitivement le moins pire du lot.

- « Alors, comment ça se passe ? »
- « De ? »

Tu relèves la tête légèrement surprit. Tu ne sais pas trop si t’as manqué un élément de la conversation, t’écoutais pas trop faut dire. Ça aussi, ta mère le sait. Elle sait à quel point son garçon peut être distrait par moment. Elle t’offre un léger sourire avant de reprendre.

- « Le travail, la danse, la vie. Bref, quoi de neuf ? »

Ah. La question piège.
Comment lui dire que… Bah t’as rien de « neuf » à lui raconter. Fin, ta vie c’est pas l’histoire la plus passionnante qui soit. Les jours s’enchaînent et se ressemblent. Par moment tu fais quelque chose qui sort du quotidien mais c’est plutôt rare. Disons que, en temps normal, c’est plutôt calme. Mais t’es pas sûr que ta mère se contente seulement d’un « bah rien ». Quand elle te pose ce genre de question c’est qu’elle veut parler, prendre des nouvelles, se rassurer aussi, peut-être. Tu ne sais pas trop, en vrai ? Tu lèves les yeux quelques secondes à la recherche d’inspiration, puis tu commences à bredouiller quelques nouvelles bateau.

- « Bah… Heu… J’ai eu pas mal de boulot ces dernières semaines.  Avec la rentrée scolaire, les boites de com en profitent pour relancer leur campagne marketing. J’ai fait pas mal de pub pour du soutien scolaire, des soldes de dernières minutes sur de la papeterie ou des salons d’orientations de la dernière chance, ce genre de chose. Je devrais être tranquille jusqu’à la fin du mois, ensuite j’aurais du boulot pour la période d’Halloween, puis ensuite pour celle des fêtes. Fin, tu sais ce que c’est, la fin d’année c’est souvent là où on fait le plus de chiffre. »

Pour ne pas dire que ces 4 mois de boulot en continu te permettais de survivre à l’espèce de trou noir financier qu’était la période de janvier à avril. Parce qu’hormis les vacances au ski et la saint-valentin, il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Après, les demandes commençaient doucement à remonter. Les pubs pour les grandes vacances représentaient pas mal de boulot et se préparaient longtemps à l’avance. Entre temps, tu fais quelques retouches pour les magazines peoples mais t’évite au maximum parce que c’est pas trop ton délire. T’es pas très fan des après-midi « retirons les rides de Mephisto et de Mercy » ou « enlevons les boutons de Zingaro ». Nan, vraiment, c’est pas ton truc.

- « Oh, et la coordination, tout ça ? »
- « Heu… Bah j’ai pas trop eu le temps ces derniers mois mais je vais m’y remettre. Faudrait que je me prenne du temps pour capturer des Pokémons et bosser quelques chorés. Fin, c’est en projet. »

Comme pas mal de chose dans ta vie, mon loulou.

- « Je vois. Et, tu cherches des Pokémons eau, c’est ça ? »
- « Oui… Et non. En fait, j’avais dans l’idée de m’orienter feu avec Maximus et tout, mais comme j’ai Barbabelle et comme j’aime pas l’idée de la mettre de côté, je me suis dit que je pouvais peut-être partir sur un double type. Mais comme la Compet m’a refilé Boombayah et qu’elle est de type fée… Meh, on va dire qu’officiellement je suis un coordineur Feu/Eau/Fée. Voilà. »
- « Oh, c’est parfait alors ! Récemment, j’ai une collègue qui a fait évoluer sa Tentacool en Tentacruel et qui n’a malheureusement pas la place à la maison pour s’en occuper comme elle le voudrait. Elle cherchait donc quelqu’un pour s’en occuper et j’ai sauté sur l’occasion. Je me suis dit que ça pourrais t’aider dans tes prochains matchs ! »
- « Tu… Tu as une Tentacruel à me confier ? »
- « C’est ça ! »
- « Mais… Je suis en studio et techniquement baaaaaaah, j’ai encore moins de place que ta collègue. »
- « Oh… C’est vrai. Tu… Tu n’en veux pas, du coup ? »

Arf. Nous y voilà. Les fameux yeux tristes. Dieu que tu les détestes ces fameux yeux tristes. Ils te forcent toujours à accepter des choses qu’en temps normal t’aurais envoyées paitre. Ils te foutent toujours dans des galères impossibles.

- « Si ! Si ! Juste que… Fin, t’en fais pas ! Je la prend. »
- « Tu es sûr ? Je ne veux pas que tu fasses ça pour me faire plaisir. C’est une vie, Bell. Pas un jouet. »

Fallait peut-être le dire avant de te faire les yeux doux.

- « Je sais. T’en fais pas, maman. Je suis un grand garçon de 25 ans et je suis capable de prendre soin d’un Pokémon. Quelque soit sa taille. Ou son poids. Ou… Fin, t’as compris l’idée. »

Faite qu’elle arrive vite, cette salade de coquille.