Une seule. Une unique barre, celle du témoin ; & la seconde, celle qui est importante, qui décide de la réponse, n'est pas apparue. Du tout. Même pas faiblement, rien qui ne puisse laisser place au doute. & la déception est fort amère, plus que la dernière fois que j'ai effectué le même rituel, il y a quelques mois, je ne sais même plus combien précisément. Pourtant j'y ai cru, cette fois. J'y ai vraiment cru ; & c'est sans doute pour cela que ça fait aussi mal, que j'ai autant de mal à l'admettre. Trop d'espoir, trop vite nourris & entretenus. Mais il faut croire, hélas, que la nausée qui me tenaille depuis quelques jours chaque matin était due à tout à fait autre chose. L'image de ce petit trait solitaire refuse de quitter mon esprit depuis ce matin, tenace, telle une sentence, ramenant avec elle les paroles & jugements douloureux des derniers médecins que j'ai vus à ce sujet. Ont-ils raison, est-ce vraiment voué à l'échec? Ils m'ont sorti tout un tas de mots barbares & abracadabrants que je n'ai pas totalement compris. Pour la traduction, c'est beaucoup Eugène qui s'en est chargé ensuite : ils n'ont pas l'air au clair sur la cause, mais sont au moins d'accord sur la conséquence. Lui, il veut voir le dossier complet ; car il croit fermement qu'il manque des choses dans ce qui nous a été transmis. Je n'ose même pas me faire un avis sur cette question. C'est tellement.. Tellement épuisant, démoralisant.

Un profond soupir m'échappe, attirant irrémédiablement l'attention de ceux qui marchent à mes côtés. Evidemment. Bien sûr, Bambi sait parfaitement ce qui m'arrive ; y a-t-il ne serait-ce qu'une chose qu'il puisse ignorer à mon sujet? & je n'ai que peu de doutes sur le fait que Solène & sa Louna, venues me rendre visite cet après-midi comme nous l'avions prévu il y a quelques jours, ont compris elles aussi. Ma soeur aînée n'est-elle pas ma confidence, après tout, celle qui a tout suivi depuis le départ, la seule personne autre que mon starter ou mon époux qui puisse se targuer de connaître bien mes états d'âme? Un petit sourire blasé s'esquisse brièvement sur mes lèvres. Bien sûr, lorsqu'elle est arrivée, malgré tout l'entrain que j'ai voulu démontrer, elle a tout de suite compris que ça n'allait pas aussi bien que je voulais bien le dire. Elle n'a pas commenté, cependant. Non, elle m'a juste proposé de sortir dans la Jungle, marcher un peu, quitter les sentiers pour nous perdre dans la dense végétation. Bref, changer d'air, aller m'apaiser, me ressourcer dans cette forêt tropicale qui m'est un véritable sanctuaire. Pas moyen que ça n'ait pas rapport avec cet état d'esprit que je tentais de lui épargner. De garder pour moi. Je pourrais pas jouer ce jeu avec elle bien longtemps, évidemment. Si je ne me décide pas à lui en parler, elle finira sans doute par amener le sujet d'une façon ou d'une autre..

- Au fait, elle s'en sort comment Eliza à l'école cette année?

Même si elle semble surtout décidée à m'alléger l'esprit dans un premier temps. Nul doute qu'elle tendra probablement quelques perches dans la discussion pour m'amener à lui parler, si je ne m'y décide pas moi-même. Il faudrait sans doute que je m'y décide seule, avant qu'elle ne m'y pousse.. Ca rendra peut-être le sujet un peu moins désagréable. Etrangement, je n'y crois guère. Ce sera probablement juste un peu moins rude de me confier si je le fais de ma propre initiative plutôt qu'en étant poussée à bout par ma sœur inquiète, & hélas (ou fort heureusement) bien trop consciente que je ne dois pas le garder pour moi trop longtemps, au risque de finir par exploser en vol.. Une fois encore.

- Ca va.. Un peu compliqué au début, mais elle a fini par prendre ses marques.

Enfin. Je laisse un petit sourire un peu faux s'esquisser sur mon visage, choisissant pour le moment de suivre le fil de discussion qu'elle me propose, & de voir ensuite. Penser un peu à autre chose, même l'espace de quelques minutes seulement ; & parler de nos deux filles pratiquement du même âge me paraît un bon biais pour cela. Dans un premier temps, en tout cas. Je devine plus que je ne le vois Bambi lever les yeux au ciel, mais je n'y accorde cependant pas plus d'attention que cela ; pas plus qu'il n'émet le moindre commentaire, se contentant de laisser faire. Il préférerait sans doute que le sujet soit abordé tout de suite, sans plus de détours que cela, que je ne me cache pas derrière des mimiques un peu trop forcées à son goût..

- Sa copine Lucie a déménagé, c'est ça?
- Ca, & puis la composition de la classe change beaucoup entre CE1 & CE2. Ses repères ont un peu valsé, & elle s'est beaucoup renfermée sur ses dessins, ses nouveaux camarades ont tendance à se moquer de ce comportement & ne l'ont pas vraiment intégrée.. Dans sa classe précédente, elle était intégrée surtout grâce à Lucie en fait.. Enfin, heureusement qu'elle retrouve Céleste à chaque récréation.
- C'est vrai, Céleste avait été un peu perturbée aussi.. Enfin, elle n'a pas eu trop de mal à se faire accepter, puis elle avait toujours Cécilia avec elle, & Eliza aux récréations. Le CM1 lui pose visiblement moins de tracas.

Je m'en souviens, en effet. Ce changement de classe, que sa fille a effectué un an avant la mienne, a été un certain cap pour elle aussi ; mais il me semblait en effet que Céleste avait eu moins de mal à le traverser qu'Eli n'en a eu durant les premières semaines de cette année.. & en a toujours un peu, d'ailleurs. Un Saquedeneu passe devant nous en courant, visiblement drôlement pressé, & nous n'y prêtons pas grande importance ; ralentissant seulement un peu le temps qu'il soit passé puisqu'il nous coupait un peu la route. Enfin, rien de bien grave en soi.

- & toi? J'ai entendu dire que tu commençais à avoir des clients pour la Réserve?
- Oui, ça démarre.. On commence à accueillir des pensionnaires laissés par des dresseurs, & il y a eu trois adoptions ces dernières semaines.. Ca aide un peu, & puis ça supplée les subventions qui suffisent à peine à payer nos fournisseurs, & nous laissent un salaire de misère.. Moi c'est pas trop grave, Eugène gagne déjà plutôt bien pour nous deux ; mais ça m'embêtait pour Zoélie.
- Ce qui peut tout à fait se comprendre. Bah, c'est un bon départ ; puis faut bien admettre que tu as l'avantage d'être partie d'un système déjà plutôt pas mal rôdé, juste officialisé.
- Mais on avait quand même un peu trop tiré sur nos réserves & nos ressources personnelles pour en venir là.. & j'avoue que ça fait un peu de bien d'être moins sur la corde raide.

Parce que tout ne va pas mal finalement, hein? Au contraire, même. Il n'y a que peu de domaines dans ma vie qui pèchent actuellement, le reste va plutôt bien. Mais ça pèche assez rudement pour faire mal quand même.. Sur un sujet que je peine encore à appréhender moi-même, bien qu'il me concerne directement.

Ma sœur aînée se contente d'un petit sourire de connivence pour toute réponse à ma dernière réflexion, avant de laisser planer le silence quelques longues secondes. Silence qui permet à mes pensées de reprendre leur court, un peu trop facilement à mon goût d'ailleurs. A quelques pas, une Brocelôme timide se dissimule de son mieux dans la végétation dense, tentant de se faire passer pour une simple souche inanimée.. L'amusement que l'image aurait pu me tirer ne vient pas, cependant, & mon expression demeure plutôt terne, blasée.. Presque peinée, une fois encore. & agacée de ce fait. Un sursaut soudain m'échappe lorsqu'après quelques instants, Solène pose une main légère & apaisante sur mon épaule, me tirant de mes pensées & attirant mon attention vers elle du même coup ; vers son visage tranquille, au sourire posé, invitant sans se faire trop pressant non plus. Alors je soupire de nouveau, avant de me lancer finalement.

- Je.. On a eu un espoir, Soso, un gros espoir, le genre qu'on y a cru trop vite, trop fort. J'étais malade, nauséeuse depuis deux semaines, chaque matin, &.. Les symptômes étaient là. Tous. Comme la première fois ; & ce n'était que la deuxième fois que ça m'arrivait, d'ailleurs. Mais.. Apparemment, les résultats sont..

Ma voix se brise, je n'arrive pas à terminer. Mon corps, traître qu'il est, n'a pas joué le jeu jusqu'au bout. Il m'y a fait croire, & à Eugène également qui s'est pris à espérer alors que malgré tout son soutien, je le sais plus réservé, moins enclin à oser se projeter sans certitude.. Bref, très méfiant des faux espoirs, face auxquels je suis bien plus faible que lui.. Alors même que je suis sans doute trop fragile pour les encaisser. Je sais très bien qu'il faudrait juste attendre, que ça peut mettre douze à dix-huit mois pour des couples qui n'ont pas de soucis.. Sauf que les soucis qu'on m'attribue, & qui ne semblent pas très stables d'une fois sur l'autre puisque mon mari trouve que les médecins ont l'air de ne pas trop savoir se décider sur la pathologie.. Hé bien, ces soucis font que je m'emballe trop vite ; & que je déchante tout aussi fort. Que j'ai trop d'espoirs quand j'ai l'impression qu'on a peut-être réussi, & que finalement, je m'aperçois que ce n'est pas le cas. J'ai envie de croire, encore un peu, que la vie trouve toujours son chemin, comme elle l'a trouvé pour Eli malgré la contraception.. Mais les mois passent, & la désillusion se fait plus présente. Je commence même à questionner les conclusions qui m'avaient déjà été proposées, alors que dans un premier temps je les ai rejetées en bloc, incapable de l'admettre, de faire confiance à ces médecins qui me traitent tantôt comme une enfant ou une irresponsable, brandissant leurs diagnostics pompeux aux termes trop techniques pour être vraiment crédibles. & si c'était voué à l'échec, de cette façon-là? Malgré cela, je refuse encore un peu d'envisager cette option ; & en ce sens, j'ai fini par envoyer un recommandé rappelant la loi pour récupérer une copie de mon dossier médical, puisqu'aucun de ces médecins n'a daigné me le montrer, livrant seulement ses conclusions sur la base d'un document que je n'ai jamais vu & d'échographies qu'on ne m'explique pas. Je veux voir, lire de mes propres yeux. Me faire mon opinion, demander un autre avis éventuellement.. Me donner une chance de poser mes propres mots, de sortir du déni dans lequel je m'enlise malgré moi.

- .. Je vois.

& elle savait plutôt bien ce que j'allais lui annoncer, n'est-ce pas? Au moins l'idée générale, dans les grandes lignes. Son regard, plein de soutien & d'affection, ne porte aucune véritable trace de surprise ; alors que sa main serre la mienne avec force, marque de sa présence immuable, sans rien dire de plus. Juste le silence, quelques secondes encore, le temps de remettre un peu d'ordre dans mes pensées.. De ne pas me brusquer plus que nécessaire, j'imagine. A nouveau, je soupire profondément, laissant ma main libre se perdre dans la fourrure de mon cher Bambi.

- Je n'sais plus quoi faire.. Continuer à y croire? Renoncer? Me ranger à leur avis sans chercher plus loin? & si.. C'était vraiment voué à l'échec?

Le silence plane à nouveau un moment après ces interrogations ; & ma sœur semble réfléchir précautionneusement à sa réponse. Laquelle formuler, en quels termes.. Son air concentré ne trompe pas sur le fait qu'elle choisit soigneusement ses mots, & ce qu'elle veut savoir en premier à la lumière de ce qui me pose question.. Du moins, ce que j'en ai déjà dévoilé. Pas mal de choses dont elle se doute probablement, ou qu'elle sait déjà même possiblement, mais pour lesquelles elle n'a apparemment pas pour autant de réponse toute prête à proposer.

- Tu as demandé ton dossier, finalement?
- Oui.. En recommandé, dans les règles de l'art. Ils m'ont.. Ils m'ont demandé de payer pour ça.
- Si tu demandes des copies, ça n'a rien d'étonnant. Ils ont droit de faire payer la photocopie.. & ils ne se gênent pas pour le faire. Avec surcoût, souvent.
- Je sais, mais.. J'ai aussi demandé à le consulter en direct le plus tôt possible ; & ils refusent tant qu'ils n'ont pas le paiement de la copie.
- Ca, ce n'est pas très normal. J'ai l'impression qu'ils cherchent à gagner du temps, tes toubibs.
- C'est aussi mon impression..

Cette fois, c'est elle qui soupire ; & j'y devine une certaine forme de découragement dont je ne sais que faire, un agacement marqué également, & je sais instantanément que celui-ci ne m'est pas destiné. Tout ceci lui vient de l'équipe qui me fait tourner en rond, qui ne se décide sur rien, qui n'ose pas s'avancer pour autre chose que dire que c'est fini pour mon utérus.. Que non content de ne plus savoir comment créer la vie, il se romprait très certainement s'il devait par miracle y parvenir. Le discours n'est jamais très clair, rarement très cohérent d'une fois sur l'autre ; mais ces idées générales-ci demeurent & sont rappelées régulièrement, selon des formulations qui peuvent différer d'une fois sur l'autre.

- Enfin, au moins tu pourras demander un autre avis, une fois ton dossier en main. Sans dépendre seulement de la façon dont ils transmettent à ta place.
- Oui.. J'ai pris rendez-vous avec le Dr Hopkins, elle sera là avec un confrère gynécologue pour voir ce dossier. Il est spécialiste de la fertilité, & honnête a-t-elle dit.. J'espère qu'il pourra donner un diagnostic sûr, au moins, que je sache quel est le problème réellement.. & peut-être même, qu'il trouvera des solutions?

A nouveau, le silence s'étire suite à ma dernière tirade, qui s'est achevée en un filet de voix, troublé seulement par l'agitation d'une Zigzaton & d'un Manglouton dans la végétation, à plusieurs pas de nous. Ces derniers finissent par s'éloigner, laissant le calme de la Jungle reprendre le dessus, avec ses bruissements de feuillage & ses chants d'oiseaux. A nouveau, je le sais, mon aînée pèse ses mots & cherche sa formulation, soucieuse sans doute de ne pas être trop brutale dans son exploration de la situation.. Comme toujours. C'est quand j'échappe un énième soupir, qu'elle se décide à livrer sa pensée finalement.

- Bien.. Parlant d'autres options ; c'est peut-être malvenu, ou guère le moment, mais.. Avez-vous, justement, envisagé les autres options? L'adoption, par exemple?

Je me raidis brusquement, & elle le perçoit aussitôt ; sa main se resserre aussitôt sur la mienne, & son regard un peu inquiet se pose sur moi en un magnifique ensemble avec celui de Louna. Mon autre main s'est crispée dans la fourrure de Bambi, qui fait mine de rien & se tourne même vers moi pour donner un petit coup de langue apaisant sur ma joue. Présent, rassurant. Je mets de longues secondes à me détendre, sans cependant en vouloir un seul instant à Solène. La question est logique, légitime, & il serait peut-être effectivement temps de la poser.. De décider d'une posture, même temporaire, au sujet de ces.. Autres options. Dire que je n'y ai pas déjà pensé, ce serait mentir. J'ai commencé à y songer, parfois, plus souvent que je ne l'aurais cru à l'origine. Je n'en ai pas vraiment parlé ; & seul Eugène a déjà eu quelques bribes de mes avis ou réserves à ce sujet.. & encore, plutôt récemment. Il a lui-même admis y songer depuis quelques temps afin d'être prêt, si jamais cela devait être nos seules possibilités, mais ne m'en avoir pas parlé auparavant, préférant attendre que je sois moi-même prête à faire ce pas. En d'autres circonstances, cette prévenance m'aurait agacée. En l'occurrence, j'admets aisément qu'il avait raison. Je suis devenue.. Assez fragile, ces dernières années. & il est des sujets, comme celui-ci, où j'ai tendance à l'être plus que d'autres. Mon époux le sait parfaitement, bien entendu. & je reconnais sans mal que tant que je n'avais pas fait le pas moi-même de m'interroger là-dessus.. Je n'étais sans doute clairement pas prête à l'entendre. Ma sœur elle-même, d'ailleurs, ne fait ce pas qu'après m'avoir entendue formuler quelque chose ressemblant à une ouverture sur cette question. Elle aussi me connaît assez bien pour se montrer attentive à ces fragilités, ces hésitations qui m'ont fait très longtemps repousser la seule possibilité d'évoquer ces autres solutions. Pourtant, pour ce qui est de l'adoption puisque c'est le premier biais qu'elle présente, j'en ai assez souvent des exemples du fait de l'association gérée par mon aînée, je suis assez renseignée pour avoir été un temps bénévole chez elle, & clairement pas opposée à l'idée.. Mais.. Si m'envisager mère adoptive n'est pas un soucis, si je n'ai aucun mal à me dire que je pourrais accueillir un enfant qui n'est pas de mon sang comme le mien, exactement comme Eliza ; & qu'Eugène m'a confié être tout aussi prêt à le faire.. Mes réserves, qui sont bien présentes & fort tenaces, se trouvent ailleurs. Des arguments auxquels mon époux s'est rangé sans trop de mal, reconnaissant qu'en l'état.. J'avais probablement raison de ne point oser.

- J'y ai pensé.. Bien sûr que j'y ai pensé, & nous en avons parlé, récemment, on sait qu'on pourrait obtenir le soutien des Couleurs de l'Espoir, & l'aide administrative, mais.. Même si vous aidez beaucoup, & que vous tentez de faciliter au maximum les démarches & d'apaiser l'attente.. Je sais très bien combien ça reste long, fastidieux, difficile.. & trop souvent voué à l'échec, déçu. J'ai peur de ça, Soso. M'investir des mois, des années, dans une adoption, y croire jusqu'au dernier instant ; pour rien, finalement. Je.. J'ai pas les épaules pour ça. Ce combat est au-dessus de mes forces, pour l'instant. Eugène.. Eugène tiendrait peut-être seul, mais saurait-il nous tenir tous les deux là-dessus? Un jour.. Un jour, peut-être que ce sera la solution. Mais pour l'instant, ce n'est.. Pas gérable.