Ou (encore) des blocages émotionnels « Et donc là, dans l'aquarium, on a pu voir le phoque, et- »
Et sur la suite, Natsume avait plus ou moins arrêté d'écouter. Ce n'est pas très bien, mais il le fait assez fréquemment. Tout particulièrement quand le stress est lentement en train de lui monter au nez, et qu'il arrive plus ou moins à prévoir la totalité d'une conversation à partir de quelques hypothèses simplistes. Si il fait l'effort d'écouter un mot de temps à autre, sa prédiction n'était pas fausse non plus, en soi. Pas comme si l'enthousiasme de sa grand-mère ne lui faisait pas plaisir, mais... Quelque chose le perturbe, et il ne sait pas exactement quoi. Cela fait un moment déjà que c'est ainsi ; ce n'est que maintenant qu'il le remarque, ou du moins qu'il daigne le remarquer. Sa gorge semble perpétuellement nouée, depuis qu'ils sont arrivés. Les épaules tendues, il arrive malgré tout à forcer un sourire crispé sur ses lèvres de temps à autre, hochant de la tête pour rendre sa fausse aisance plus crédible. Étrangement, cela semble fonctionner ; il ne s'interroge pas des masses à ce propos.
Il ne saurait dire quand exactement est-ce qu'il avait remarqué qu'il y avait un souci. Et, encore maintenant, alors qu'ils sont là, bizarrement assemblés dans la pouponnière, car Tsuzume avait insisté pour voir cet endroit en particulier (le fantasme bizarre de 'c'est là que y'a plein de bébés' supposément alors que non, mais bon, qui était-il pour briser des cœurs), il se demande si tout ça n'est pas une invention de son cerveau. Ce pourrait bien être le cas, après tout. Ce n'est clairement pas la première fois que ses neurones disjonctaient, et avec le temps, dans une espèce de résignation cynique et pessimiste, il avait fini par se convaincre que que quelque chose devait juste clocher chez lui, et que c'était sûrement de sa faute, d'une manière ou d'une autre. En attendant, il pouvait toujours se taire et attendre que ça passe, comme d'habitude, pendant la visite de ses grands-parents, malgré le fait qu'il avait été quelque peu impatient de cette dernière.
Sans surprise aucune, Ryûchi et Tsuzume avaient mis plus d'une bonne semaine à se rappeler du fait qu'ils étaient supposés passer à l'occasion pour véritablement discuter, mais Natsume ne s'attendait pas vraiment à grand chose d'autre. D'un seul coup, les comportements relativement hasardeux de sa mère et sa tendance aiguë à toujours être en retard s'expliquaient plutôt bien. Et, décidément, sa tasse de tisane était d'une très, très jolie couleur. Il n'avait jamais remarqué que les pétales de coquelicot donnaient une petite teinte rosée, au début de l'infusion.
« … Natsume ? Natsume, tout va bien ? »
Il faut la main de Ryûchi sur son épaule pour qu'il réagisse, sursautant brusquement, le dos encore arqué sur son bureau de travail, ayant depuis longtemps oublié la fiche de santé de l’œuf que Kaede avait rapporté. Pris par surprise, l'homme le plus âgé ne put qu'esquisser un moment de recul alors que son petit-fils semblait d'un seul coup avoir beaucoup de mal avec le simple principe « d'arrêter d'être bloqué fixement comme un cadavre arqué sur un bureau ». Se raccrochant comme il le put à son siège de bureau qu'il devait définitivement songer à changer (sa radinerie lui faisait repousser l’échéance depuis l'époque de sa l3 au moins), il se releva piteusement, non sans sans tenter d'esquisser un sourire qui n'eut que l'apparence d'une grimace particulièrement forcée après quelques pénibles secondes de silence inconfortable. Après s'être raclé la gorge, il tenta piteusement de reprendre la parole, même si il ne sortit de sa bouche qu'une syllabe bafouillée aléatoirement.
« O-oui ? »
Ou quelque chose du genre, il n'était plus vraiment sûr de grand chose sur le moment donné. L'air circonspecte, les sourcils plissés, de la même manière que son compagnon, Tsuzume se permit toutefois de reprendre la parole, encore incertaine.
« Je te demandais si je pourrais éventuellement emmener Axel à l'aquarium. Je pense vraiment qu'il aimerait. - Oh, euh... Volontiers, si ça ne vous dérange pas de le garder. »
Il avait bredouillé sa réponse avec incertitude, le regard se détournant de temps à autre pour cacher le fait qu'il ne comprenait pas vraiment son propre malaise. Cela fait un moment déjà qu'il est avec lui ; Natsume croyait au départ qu'il finirait par partir, et que ce n'était qu'une timidité de base, qui finirait bien par s'éteindre progressivement. Mais non. Rien à faire, cette gêne continue de lui parasiter autant l'esprit que la voix. Même lorsqu'il continue de la rendre agréable au possible, il sent que quelque chose sonne faux. Il se refuse toutefois de faire quoi que ce soit, se disant qu'après tout, ça, c'était sûrement de sa faute, car c'était toujours de sa faute. Logique implacable, vous dirait-il avec toute la mauvaise foi du monde. Son malaise semble pourtant pire lorsqu'il est fait mention d'Axel. Ou lorsqu'il voit, plutôt, l'aisance avec laquelle Tsuzume semblait s’accommoder du garçonnet depuis leur arrivée, alors que cette dernière était très récente. Au début, il s'était dit que l'étrange inconfort qu'il ressentait était peut-être une bête forme de jalousie envers le lien des deux, mais ce n'était pas le cas. Loin de là. C'est différent, et Natsume n'arrive pas exactement à mettre le doigt dessus. Inutile de dire qu'il a donc toujours les pieds gauches lorsque l'ancienne chercheuse parle de lui ; et elle le fait avec tant d'enthousiasme qu'il ne peut s'empêcher de se sentir un peu stupide, à côté.
« Non, vraiment pas. Il est aussi adorable que ne l'était ta sœur lorsqu'elle était petite ! Je comprends mieux pourquoi tu en parlais tout le temps, tiens. -Je n'en parlais pas tout le temps, e-enfin... ! »
Un regard sarcastique et une moue désabusée de son grand-père lui firent comprendre qu'il valait mieux qu'il se taise, sur le coup. Et, aussi intimidantes que soient les œillades du concerné, il n'avait pas besoin de ça pour se rendre compte que ses propos ne tenaient pas la route. M-moui, je ne suis pas SI redondant, h-hein... Il crut naïvement que pour se tirer d'un bref embarras, il valait mieux de nouveau plonger dans la conversation. Et, ne réfléchissant pas, ses paroles sortirent de sa bouche sans qu'il n'y ait longtemps réfléchi.
« Je... Tant mieux, si vous vous accordez bien. À l'entendre, on dirait qu'il vous connaît depuis des années. »
Il esquisse un sourire. Un nœud vient pourtant de se former dans sa gorge alors qu'il le dit, et il ne saisit toujours pas. Il devrait en être heureux, non... ? Du moins, c'est ce qu'il suppose. Il ne veut pas croire que cela puisse être une quelconque forme de jalousie : cela ne lui ressemble pas, en tous cas. Et de toute façon, la sensation est différente. Trop différente pour qu'il ne puisse la saisir immédiatement, et c'est bien ce qui le dérange, et le pousse à tenter de l'évacuer plutôt que de la comprendre. À la surprise de Natsume, pourtant, Tsuzume ne lui répond pas par une exclamation joyeuse comme elle le fait d'ordinaire. Cette dernière semble étrangement curieuse, et en la voyant la dévisager, le jeune Miyano sait pas exactement quoi faire. Sans aucun doute crut-il que c'était le meilleur moment pour décider de faire comme si il allait se concentrer de nouveau sur son travail, ou du moins, c'était le plan de base. Distraitement, il se mit donc à jeter des coups d’œil à l’œuf actuellement en observation, tentant de concentrer ses pensées sur un point fixe.
L’œuf n'avait rien de particulier, en soi. En bon état, de santé relativement correcte, sans traces d'une quelconque déformation ou maladie infantile qui aurait pu poser problème, éventuellement. Toutefois, il s'agissait de l'un de ces « retardataires », c'est-à-dire des œufs qui pouvaient parfois mettre un temps abominablement long à éclore, pour une raison plus ou moins inconnue. Et vu la date de récupération de ce dernier, Natsume ne pouvait que grimacer avec impatience en remarquant qu'il prenait effectivement tout ce temps. Éventuellement, il faudrait peut-être essayer d'accélérer le processus, même si l'éleveur n'était pas un grand fan du principe, mais pour l'instant... Il ne pouvait que prendre son mal en patience et observer de loin, avec un air un peu dépité. Agacé, il gribouilla nerveusement un nouveau « ras » sur la fiche de suivi. Ce mouvement de sa main suscita l'attention de Ryûchi, qui se rapprocha en fronçant les sourcils, fixant l’œuf comme si ce dernier était une bizarrerie très curieuse.
« Qu'est-ce que c'est ? »
Le cadet ne s'attendait pas à son approche : voilà pourquoi il cligna bêtement des yeux pendant quelques secondes. Pourtant, il se sentit agréablement surpris que le vieil homme s'intéresse à ça, et, tandis qu'une chaleur rassurante se diffusait dans sa poitrine, s'expliqua sans attendre, un sourire doux sur le visage.
« Oh, euh, l’œuf ? Aucune idée. J'ai un peu cherché, mais je crois que ce n'est pas un de ma spécialité. »
Il grimaça très légèrement. Non, peu importe ses recherches, rien ne semblait convenir, et ce n'était pourtant pas sa faute d'avoir essayé. Il a avait feuilleté quelques livres, jeté des coups d’œil sur internet, mais passé une bonne demie-heure, il s'était dit qu'il finirait bien par le découvrir. Pas que cela lui importait des masses, que l’œuf ne soit pas de sa spécialité, de toute manière. Cette information semblait pourtant troubler Ryûchi, ne serait-ce qu'au vu de la teinte confuse que venait de prendre sa voix.
« Et tu l'as pris avec toi, pourtant... ? »
Il ne comprit pas tout de suite pourquoi l'ancien médecin s'interrogeait sur ça en premier lieu. Pour lui, cela semblait pourtant tout naturel ; sans vouloir se jeter des fleurs au visage ou se féliciter d'être à peu près décent, lorsqu'il voyait un pokémon abandonné, il essayait de se rendre utile, et il voyait après comment il devrait s’accommoder pour gérer après. Tant pis si cela rendait les choses un peu compliquées le temps de la résolution du souci. Ne rien faire, après tout, lui paraissait tellement insupportable qu'il ne considérait presque jamais cette hypothèse. Natsume ne parlerait pas de conscience, ou de morale, parce que l'idée d'être commandé par quoi que ce soit lui déplaît, mais plutôt d'envie sincère de bien faire. Alors pour lui, c'était plus ou moins inutile de le dire à haute voix, même si il pouvait supposer que Ryûchi devait avoir sa raison de l'interroger. Maladroitement, il haussa les épaules en ajustant la position de l’œuf pour s'assurer qu'il disposerait d'une chaleur optimale.
« Eh bien... Je ne pouvais pas le laisser seul, en un sens, et ma Jungko s'y est attaché, je crois. »
Cette réponse parut satisfaisante, puisque aucune autre question ne lui fut posée. En effet, Tsuzume était occupée à placer sa tête bien trop près du verre de protection entourant les œufs, et Ryûchi, de son côté, avait vaguement hoché de la tête pour signifier qu'il comprenait. Bon, tant mieux, en un sens. Un soupir de soulagement lui échappa. Bonne excuse, ça, le coup de la Jungko, tiens. La pensée venait de lui traverser la tête soudainement. Confus, il plissa toutefois les yeux. ... Mais pourquoi j'aurais besoin de justifier ça ? La vitesse à laquelle il y avait pensé, pourtant, montrait que c'était peut-être plus naturel et habituel qu'il n'aurait aimé le croire. Il ne lui semblait pas, pourtant, avoir jamais avoir eu besoin d'expliquer les raisons de ses actions avec ses pokémon, ou avec... Eh bien, les situations où il devait aider des pokémon abandonnés. Des pokémon, oui, rien d'autre. Surtout pas quelque chose qui pourrait ressembler à des créatures qui auraient vraiment besoin de lui pour subsister et s'épanouir ; ce serait ridicule, n'est-ce pas ? De quoi j'aurais à me justifier, de toute façon, hein ? Personne ne lui répondit, et c'était normal, puisque c'était le but visé de sa question rhétorique. Il n'y avait que lui, et sa certitude de ne pas avoir le moindre problème. Perturbé malgré tout, il tapota nerveusement le bord de son stylo Je... Je suis parfaitement légitime dans ce que je fais, alors...
« Oh, oh ! Natsume, regarde, regarde, il bouge ! »
Comme d'ordinaire, Tsuzume était en train de s'émerveiller sur un rien. Ce qui n'était pas franchement un mal, en vrai. Dans un coin de la pièce, elle sautait presque sur place, malgré le fait que son compagnon continuait de lui dire qu'elle n'était peut-être pas obligée de faire ça pour communiquer sa joie aux autres membres de son espèce. En la voyant ainsi, le doigt pointé sur la glace et vers l’œuf, Natsume esquissa un sourire mi-amusé, mi-attendri, en s'approchant.
« C'-c'est normal. De temps à autre, il s'agite pour redistribuer correctement le liquide amniotique dans toute la surface de l’œil. Si il bouge davantage, par contre, c'est qu'il commence à devenir capricieux, et donc que l'éclosion se rapproche. - Ooooooh. »
Au moins, étaler sa science lui donnait l'impression de servir à quelque chose et de ne pas être un boulet total. Il se permit un petit rictus fier, des roseurs venant brièvement colorer son visage face à l'admiration qu'il entendait dans la voix de Tsuzume. Cette réaction, toutefois, lui parut immédiatement étrange et ses traits se froncèrent une seconde après, temps durant lequel il trouva très intelligent et utile de venir se fustiger. … Non mais, j'ai pas cinq ans, non plus, pourquoi je réagis comme ça ! Non parce que comprenez, ce serait « la honte » que d'avouer qu'il aime bien être estimé par les gens qu'il apprécie, voyez-vous.
Profitant du fait que l'attention des deux seniors soit portée vers les œufs pour changer de sujet et ainsi avoir l'air d'être parfaitement et totalement à l'aise dans cette situation qui n'était pas du tout en train de lui faire se poser un bon nombre de questions et remarquer nombre de ses réflexes étranges, il reprit la parole après quelques secondes. Il avait des questions, en plus, alors ce n'était pas entièrement une distraction, n'est-ce pas ? Oui, il pouvait penser ça.
« Alors, euh... Vous allez rester encore un temps ? - Tout un mois ! Peut-être même un autre, si le cœur nous en dit. Nous avons le temps, de toute manière. - ... Un mois ?! »
Les réactions excessives, ce n'était normalement pas lui. Enfin, pas lui avec des gens qui n'étaient pas des amis, puisque quiconque est un tant soit peu proche de Natsume sait qu'il peut faire pâlir les pires drama queens d'une ville, mais l'idée était là, expliquant l'étonnement sur le visage des deux plus âgés face à la réaction vive du cadet, dont la voix avait un peu grimpé dans les aigus pendant quelques secondes. Et pour cause, il ne s'attendait pas à ça. En remarquant la réaction de ses interlocuteurs, toutefois, Natsume eut très vite envie de disparaître six pieds sous terre. Oh, mais pourquoi je crie tout le temps, moi ?! Il aurait presque réussi, si Ryûchi, haussant les sourcils, et n'ayant pas peur de mettre les pieds dans le plat, mentionna l'éléphant dans la pièce (qui prenait la forme de leur petit-fils rétractant sa tête dans ses épaules pour imiter une tortue, visiblement).
« … Cela te pose problème ? - Euh, n-non, juste, je... Mais votre maison ne vous manque pas... ? »
Plissant les sourcils, il devait avouer que sa confusion était sincère ; et pour dire, elle s'écrivait sur son visage comme celle d'un gamin à qui l'on tenterait d'expliquer un concept totalement alien. Pour lui qui voit son domicile comme un refuge (Nagisa avait appelé ça une tanière, et il devait avouer qu'elle n'avait pas entièrement tort), l'idée même d'en rester loin aussi longtemps est complètement absurde. Lorsqu'il était parti au Japon, par exemple, dès la première semaine, sa chambre lui avait manqué. Puis, la seconde semaine, c'était la cuisine, ses plantes, et, évidemment, son copain. Au bout de la troisième, il pensait devenir fou si il ne finissait pas par rentrer à un moment ou un autre. Alors plus que ça... Alors, peut-être que dans sa question, en vérité, il essaie juste de comprendre pourquoi exactement est-ce qu'il s'infligent ce qui pour lui ressemble à une forme de torture. Il ne reçoit, pourtant, qu'un silence presque perturbant. Et cette absence de réaction, au début, le perturbe suffisamment pour qu'un peu d'angoisse ne vienne presser sa poitrine. Avide de réponses, il scrute leurs visages à la recherche de quelque chose d'à peu près convaincant, mais ne repère que des expressions complexes. Si celle de Ryûchi lui semble indéchiffrable sur le moment, l'hôte est presque sûr que la grimace qui se dessine sur le visage de sa grand-mère veut dire quelque chose – quoi, ça, en revanche, c'est peut-être trop lui demander. Son ton est en outre moins enjoué que d'ordinaire, comme si elle pesait méthodiquement chacun de ses mots.
« Tu sais, la maison, Natsume... »
Si elle voulait continuer ou avait une idée de ce qu'elle pourrait dire, sa phrase meurt dans un silence incertain. Nerveux, le châtain laisse ses doigts triturer nerveusement le haut de son pantalon Natsume n'aime pas vraiment les silences de ce genre ; typiquement, ce sont les moments qu'il choisit pour s'inquiéter au maximum et se faire des scénarios dans sa tête qui parviendraient presque à convaincre du fait qu'il aurait pu faire carrière en tant que scénariste. Et heureusement pour lui, Ryûchi crut bon d'intervenir, coupant court à son fil de pensées par sa voix ferme.
« Non, rien de cela. »
… Au moins, même si il restait moyennement convaincu, c'était une réponse, et il valait mieux une réponse que rien du tout. Une partie de l'éleveur était encore intimement convaincu que son grand-père ne faisait que mettre un terme au sujet pour venir en aide à sa compagne, mais si il y avait une chose qu'il tendait à ne pas faire, c'était poser des questions quand il n'y était pas invité ; la limite de sa curiosité correspondait plus ou moins à l'impression qu'il avait d'approcher quelque chose de dangereusement personnel. Néanmoins, difficile de ne pas remarquer l'épais silence dans lequel tout était tombé, maintenant. Embêté, Natsume hocha vaguement de la tête avant se rapprocher nerveusement de son bureau pour aller y ranger des papiers, non sans avoir pleinement conscience que c'était tellement forcé et peu naturel que cela ne pouvait que susciter plus de gêne encore. Malheureusement, toutefois, il est bien incapable de faire autrement.
Tsuzume le suit du regard, le visage inhabituellement morne. Après quelques secondes passées à observer Natsume se dépêtrer dans un cinéma particulièrement maladroit, elle poussa un long soupir et reprit la parole. Plus calme, elle ne peut toutefois s'empêcher de grimacer, la voix lente.
« Excuse-nous. Je me doute que ce doit être un peu soudain, et peut-être déconcertant, mais... Nous tenions vraiment à venir te voir, et puis c'était l'occasion de découvrir le pays où tu vivais également. »
Elle esquissa un sourire qui voulait sans doute se montrer rassurant. Natsume aurait bien aimé réussir à se laisser persuader par sa douceur, comme il pouvait encore le faire avec sa mère jusqu'au moment où les maladies (dont, probablement, celle qui lui allourdissait souvent les épaules mais à laquelle il ne voulait pas trop réfléchir) avaient rendu ça impossible. Toutefois, il sent que quelque chose bloque. C'est peut-être une forme de de méfiance naturelle, ou peut-être, et il n'aime pas l'avouer, une façon de ne pas trop penser à la fin de la phrase de la vieille femme qui sonne étrangement faux ; et cela le rassure, bizarrement. Sans doute est-ce pour cela qu'il s'empresse de répondre, d'ailleurs.
« Oh, je... Je vois. Tant que cela vous plaît, je suppose. D-de mieux connaître le pays. - Le pays, oui. »
La prise de parole de Ryûchi n'aurait pas dû le faire gesticuler sur place avec nervosité, esquisavant son regard, comme si ce dernier, neutre mais dangereusement circonspect, n'était pas en train de l'inspecter. En même temps, il n'avait pas pu s'empêcher de confirmer les propos de Tsuzume, comme si préciser que c'était bien par intérêt pour le pays que ses grands-parents étaient là était étrangement important. Mais rien ne met Natsume plus mal à l'aise que le fait que l'on perçoive quelque chose qu'il aimerait bien dissimuler ; sûrement était-ce pour cela qu'il avait soudainement retrouvé un grand intérêt dans la feuille qu'il ne faisait que regarder distraitement auparavant. Trop préoccupé à faire semblant de travailler plutôt qu'à vraiment travailler, il ne remarqua pas le petit mouvement que venait de faire l'oeuf une nouvelle fois, penchant dangereusement d'un côté et de l'autre de sa couveuse. Et personne d'autre ne le remarqua, à vrai dire. Même si il ne le voyait pas, Tsuzume ne cessait de lancer des regards hésitants à son compagnon, qui, au delà de son air blasé, lui rendit juste des coups d'oeil incertains. Ce ne fut que lorsqu'il les remarque faire leur petit cinéma qu'il hausse les sourcils, perplexe, leur demandant silencieusement ce qui se passait sans même prendre la parole. Et, pour la première fois, Natsume eut l'impression qu'il était en train de les embarrasser. Enfin, c'était une impression qui fut confirmée par le temps de latence qu'il y eut entre sa question silencieuse et le moment où Tsuzume reprit la parole, avec un peu d'hésitation malgré tout. Dans tous les cas, il ne s'attendait pas vraiment à ça.
« … Mais, dis-moi, cette maison n'est pas un peu grande, pour toi seul ? Je veux dire, il ne semble pas que tu nous aies dit quoi que ce soit à ce sujet, mais... »
… Oh non. Oh nononon. Il aurait dû se douter que le sujet allait tomber, un jour, et il l'avait soigneusement évité jusque là, d'ailleurs. Mais rien à faire, il ne pouvait pas prétendre ne pas comprendre, ou du moins, si il le pouvait, son sourire crispé et ses muscles tendus étaient plus sincères. Le sourire bloqué, il eut une soudaine envie de passer par la fenêtre, grandissant de seconde en seconde alors qu'il se rendait compte que Tsuzume ne prenait pas quatre cent mille pincettes pour rien. Il avait tout fait pour noyer le poisson, lorsqu'il était au Japon, quitte à en devenir ridicule, dans le simple espoir qu'elle ne s'en douteraitpas, mais... Maintenant, il ne pouvair pas faire la même chose ; comme ils l'avaient remarqué, la maison était trop grande pour une seule personne. Cette simple preuve suffit à lui faire esquisser une grimace, avant qu'il n'avoue la vérité d'un air embarrassé.
« … Je n'habite pas seul, non. »
Et pas qu'il ait de honte à avoir quelqu'un dans sa vie, en soi. Il s'en fichait un peu, en règle général, et lorsque les gens le découvraient, il n'y pensait pas outre mesure. Toutefois, il sait aussi qu'il n'a jamais vraiment parlé à ses grands-parents de son orientation, et il ne sait pas quelle réaction potentielle ils pourraient avoir. Les souvenirs qu'il a de son pays natal (et de celui-ci aussi, il ne fallait pas se leurrer non plus) lui mettent sur les épaules une certaine hésitation quant au fait d'en parler expressément, mais... Mais il se doute bien que c'est un incontournable, en un sens. Et qu'il sait très bien qui il choisirait si jamais la réaction se révélerait mauvaise, sans la moindre trace d'hésitation. Pourtant, sa réponse est relativement neutre, car une certaine lâcheté lui a fait ignorer l'éléphant dans la pièce. Et, sans surprise, le visage de Tsuzume s'illumine alors qu'un grand sourire se dessine sur son visage (ce que Natsume trouvait personnellement très creepy). L'hôte eut toutefois l'impression qu'elle se retenait, puisque c'était étrangement calme, comparé à ses capacités habituelles en termes de joie. Même sa voix sonnait relativement mesurée.
« Oh. Eh bien, tu nous vois ravis de l'apprendre ! Est-ce qu'on pourrait la rencontrer... ? »
Une question à laquelle il s'attendait, et laquelle il réagit donc par une réponse toute prête, au ton forcé, une expression quelconque sur le visage, ne servant qu'à dissimuler la nervosité dans le creux de son ventre. La question n'a fait qu'intensifier ce qui était déjà là, et qui continue de remuer ses tripes sans qu'il ne puisse l'en empêcher.
« Oh, euh... Peut-être, à l'occasion, enfin, si vous voulez, éventuellement. »
Ou quelque chose du genre. Il avait même gloussé pour la forme, mais ce qui était sorti de sa bouche ressemblait davantage à un rire nerveux. Un rire nereux qu'il ne saisit pas lui-même, puisqu'il ne devrait pas être mal à l'aise, n'est-ce pas ? Tout se passait relativement bien, sans embrouilles, sans que quiconque ne cherche à le blesser. Alors il n'avait pas de raison légitime d'être crispé, ou même inquiet. Il allait bien finir par y croire, à force de se le répéter. Il était pourtant le seul à en être persuadé. Ryûchi plissa les yeux, reprenant soudainement la parole d'une voix assurée malgré sa question.
« … Natsume, notre présence te met mal à l'aise ? »
Il ne s'attendait pas vraiment à ce qu'il mette les pieds dans le plat, mais Ryûchi n'avait pas hésité longtemps. Et la question l'avait pris par surprise, de telle sorte qu'il en avait presque sursauté, mais que cela s'était limité à une brève flexation de ses muscles crispés. Pris de court, il ne put que courir pour sauver les apparences, malgré le fait que le nœud dans ses intestins était bien plus honnête.
« N-non, je... P-pourquoi est-ce que vous pensez ça ? »
Il ne sait pas pourquoi il cherche à nier, alors que le creux dans sa poitrine se rappelle douloureusement à lui à chaque fois qu'il y pense. Mais il le fait, parce que d'un coup, Natsume s'étonne de ressentir quelque chose qui ressemble à de la peur. Une peur insidieuse et soudaine d'avoir ruiné quelque chose par son comportement, ou de s'approcher trop dangereusement d'une plaie qu'il ignorait jusque alors avec une détermination sans précédent. Il se doute qu'il ne convint personne, toutefois, ne serait-ce qu'à l'air attristé de Tsuzume.
« Eh bien... Entre ce que tu m'as dit lorsque nous sommes sortis ensemble et le fait que tu as l'air d'avoir du mal à te détendre, nous pensions que... - Ou ta tendance à vouloir en faire trop pour compenser quelque chose. »
Il grimace avec peine en se rappelant des sorties qu'il avait fait avec ses grands-parents. À chaque fois, la situation était devenue gênante et malaisante à cause de son incapacité totale à réagir convenablement et normalement à quelque chose qui, à chaque fois, ne devait être qu'un moment de détente et d'amusement. Mais, inévitablement, il était devenu nerveux en imaginant ce qui pouvait bien être imaginé comme attendu de lui, ou quand il avait remarqué l'aisance avec laquelle Axel s'entendait avec Tsuzume tandis qu'il n'arrivait toujours pas à aligner une phrase sans baffouiller. Et il ne comprend pas vraiment, en un sens, ou plutôt, il ne voulait pas y réfléchir. Maintenant, il se sent stupide, et rend bien vite compte qu'il n'aura de toute façon pas le choix. La réalité prend en outre la voix de son grand-père en se rappelant brusquement à lui.
« Que notre présence t'incommode. - Ryûchi ! - Il n'y a pas d'autre moyen de le dire, non ? Ce n'est pas un reproche, c'est juste une constatation. »
Et cette façon de dire les choses a le mérite de le faire réagir. Son regard se relève d'un coup, et il s'étonne de vouloir protester immédiatement. Les mots ne sortent pas de sa bouche, néanmoins. Non, vous ne m'incommodez pas, mais moi, en revanche, je... Peiné, ses épaules se haussent et son regard s'enfuit lâchement, croyant sincèrement qu'il a commis une énorme bourde et qu'il devrait se cacher honteusement. Son absence de réponse ne les laissa toutefois pas dans un silence complet, puisque Tsuzume, avec hésitation, reprit la parole. Son regard s'était voilé d'une ombre de peine qui ne lui était pas commune.
« Je sais que nous... N'avons jamais été présents dans vos vies, à toi et Nagisa, ou que nous avons fait d'énormes erreurs avec ta mère. Mais je t'assure que nous ne te forcerons jamais à nouer un quelconque lien avec nous. »
Il ravala sa salive. Non, il ne pouvait pas nier qu'il avait ressenti de la rancune à ce propos, et qu'au fond, il se demandait souvent pourquoi ils n'avaient rien fait ; ou du moins, pourquoi il ne les avait jamais rien vu faire.Toutefois, à ce stade, il aurait mieux fait de condamner tout le monde, et ce n'était pas son objectif, si tant est qu'il ait eu un objectif à un moment donné. La suite de ses propos, toutefois, lui font froncer les sourcils. De nouveau, il voudrait protester, et dire que ce n'est pas ce qu'il pense, mais il ne le fait pas. À la place, il attend avec anxiété que l'ancienne enseignante finisse par faire le pas.
« Nous voulons juste apprendre à te connaître, et si tu le veux, peut-être faire partie de ta vie, durant le temps qu'il nous reste. »
La vieille femme esquissa un sourire mi-doux, mi-amer. Natsume se retint de grimacer, tant la vérité était plus ou moins rude ; à leur âge, il ne leur restait peut-être qu'une dizaine d'années à vivre, tout au plus, voir encore moins. Et cette vérité avait le douloureux pouvoir de lui rappeler qu'il était peut-être en train de leur faire perdre du temps, avec ses idioties habituelles. Quelques secondes s'écoulèrent, durant lesquelles il hésita sincèrement sur les mots à employer, avant de se rendre compte que le plus important était très probablement de parler. Alors, d'une voix balbutiante et hésitante, il se résolut à agir ainsi, quitte à afficher expressément son inconfort.
« N-non, c'est... C'est moi, qui ait l'impression de vous forcer à quelque chose. »
Et ce n'était pas la première fois que cela arrivait, en vérité. Dans la plupart de ses relations amicales, Natsume est plus ou moins terrifié par le fait d'imposer quoi que ce soit à quelqu'un, ou de se rendre compte qu'au final, la place qu'il auprès des gens n'est que le fruit d'un ensemble d'actions, et non un désir réciproque et sincère.C'est d'ailleurs pour ça qu'il ne supporte pas de clarifier les choses ; si il ne dit directement que quelqu'un est son ami, alors il ne met de pression sur personne. Les relations familiales, quant à elles, sont encore plus compliquées.
« Je veux dire... Devoir tout supporter de la part des autres car l'on partage un patrimoine génétique avec eux, c'est... C'est horrible, et je... Je sais à quel point ça peut être toxique, de se forcer avec d'autres personnes c'est ce qui est attendu de vous. »
On l'avait bien forcé à rester sous la garde de son père parce qu'il était « de son sang », après tout. Écouter et obéir à d'autres adultes car ils faisaient partie de « sa famille », sur la simple base qu'ils aient un ancêtre commun. Supporter les mumures et les rictus mesquins de ses cousin.e.s parce que, après tout, c'était comme ça. On l'avait traîné à des réunions insupportables qui le mettaient bien vite à bout nerveusement et faisaent petit à petit grandir sa terreur des autres et des foules, avait dirigé sa vie de manière tellement rigide qu'arrivé à l'adolescence, il en était arrivé à adopter des comportements aussi destructeurs que possible pour avoir l'once d'une impression de posséder du libre-arbitre. Alors oui, maintenant, et il se rend en partie compte du fait que c'est déraisonnable en parlant, mais il est terrifié à l'idée d'imposer ce type de lien, sous quelque forme que ce soit. Sa voix tressaute un peu, et si il s'accroche à une rembarde pour se rassurer, sa voix dénote très nettement une teinte de fatigue poussée. Le regard terne, il sent toutefois ses épaules se mettre à trembloter lorsqu'il se rapproche de ses craintes plus personnelles.
« Puis, je ne... Vous pourriez vous lasser, enfin, comprendre que je ne vaux peut-être pas le coup de s'attarder et si jamais c'était le cas, je... »
Ça ferait mal, très mal. Encore. Cette sensation de douleur répétée, Natsume peut encore la sentir au fond de ses tripes lors des journées les plus difficiles. Celle d'être abandonné et jeté comme une vieille chaussette, avant de réaliser qu'il n'était rien aux yeux de ceux à qui il avait tant tenté de plaire et d'être utile, c'était quelque chose de si pénible que la simple pensée suffisait à lui faire perdre petit à petit ses moyens. Honteux, car il ne supporte toujours pas le fait de parler aussi honnêtement de ses sentiments, surtout avec des gens qu'il estime, il fixe maintenant le sol. Il ne préfère pas fixer les visages de ses grands-parents ; si il le faisait, pourtant, il remarquait leurs airs peinés, et le visage plus fermé de Ryûchi, qui continuait de l'inspecter attentivement depuis tout à l'heure. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est pris par surprise lorsque le vieil homme prend la parole après s'être avancé d'un pas.
« Personne ne m'a jamais obligé à te voir comme mon petit-fils. »
La voix de Ryûchi est calme, indifférente, mais dénuée de la froideur qui tend à apparaître dans ses mots. Pourtant, Natsume reste crispé. Si il ne montre pas de signe de réaction, sa main s'est brièvement contractée. Il se rend bien compte, actuellement, que l'énonciation de ce possible lien réveille chez lui des peurs plus que désagréables. Et oui, sans surprises, ce que venait de mentionner Ryûchi faisait partie de ses peurs. L'hôte a d'un seul coup bien du mal à mimer un semblant d'aisance, même si il se fait violence pour écouter, conscient qu'il a peut-être besoin d'entendre tout ça. Et il semble sincère, et honnêtement désireux de partager ses pensées, ne serait-ce que par la manière dont son regard s'adoucit juste un peu.
« … Tu es le fils de ma fille, mais pas le fils de ton géniteur. Ce n'est pas une histoire d'obligation génétique, Natsume. »
Il hoche négativement de la tête, avant de s'approcher lentement du cadet, et de poser une main ferme mais tendre sur son épaule, restant à une distance suffisante pour que le jeune Miyano comprenne qu'il avait la possibilité de reculer à chaque instant, si seulement il le désirait. Ce dernier, pourtant, ne fit rien qui allait en ce sens. Le ton de Ryûchi lui donne envie d'écouter, et il se surprend à attendre ses prochaines paroles, lui qui est pourtant toujours aussi incertain et craintif sur ses sujets. L'affection sincère qu'il remarque pourtant dans la voix de l'ancien médecin l'aide d'aillleurs un peu à ne pas encore s'enfuir en courant.
« Ta mère vous a aimé et vous a éduqué, toi et ta sœur, mais vous êtes vos propres personnes. Et ce sont ces personnes, que nous voulons connaître. Ces personnes pour qui notre fille désirait le mieux. »
L'envie de baisser la tête est forte, encore plus quand il sent que sa gorge commence à se serrer sous l'effet du nœud croissant en provenance de son ventre. C'est difficile, pour lui, d'entendre ça. C'est pénible, et agréable en même temps, même si toute une part de son cerveau se rebiffe et lui intime de s'en aller, comme si il aurait dû refuser et s'éloigner pour éviter à quiconque d'avoir à faire quoi que ce soit pour lui. C'est encore plus pénible d'écouter véritablement, d'essayer d'y croire, car quelque chose continue de s'agiter de lui intimer de rester éloigné. Plus jeune, il tendait à repousser violemment toute tentative d'approche, ou toute parole sincère et aimante par un sarcasme mesquin et purement méchant. Cela lui arrive encore parfois, même, dans des réflexes dont il est lui-même agacé et qu'il essaie d'affaiblir. Sur ce sujet, toutefois, pendant très longtemps, la solution avait été l'esquive. Il n'a pas envie de faire ça, pourtant, cette fois. Ou du moins, il ne succombe pas à la petite voix dans sa tête ; celle de Ryûchi lui semble bien plus sincère, et, même si il a du mal à le penser, plus digne de confiance.
« On ne t'obligera jamais à rien. Tu n'as pas à nous inclure dans ta vie, d'une quelconque façon, si tu ne le veux pas. »
Un concept qui lui est quelque peu alien, quand on parle de famille. Et en soi, le simple concept de 'famille' lui avait donné la chair de poule, et continuait de lui donner la chair de poule, de telle manière qu'il éloignait toujours cette possibilité de lui-même. Au fond, l'idée d'être tout seul, avec sa petite vie, sa pension et éventuellement son copain, dans un coin, cela lui allait bien. Ou du moins, c'était bien moins effrayant que d'aller s'aventurer sur ces terrains. La pensée que cela pouvait être sain l'effleurait de temps à autre, évidemment, mais la somme de ses hypothèses optimistes n'était pas franchement conséquente face à toute celle de ses souvenirs. Ryûchi, pourtant, parvient presque à faire sonner tout cela comme rien de plus qu'une forme d'amitié un peu plus poussée. Tsuzume n'a rien dit, depuis tout à l'heure, l'esquisse d'un sourire attendri sur sa figure alors qu'elle laissait son conjoint parler, ne voyant pas vraiment l'intérêt de se montrer répétitive en le secondant. Elle prend pourtant la parole, après s'être rapprochée à son tour, et une fois que le vieil homme eut retiré sa main de l'épaule de leur petit-fils.
« ... De la même manière que tu as choisi Axel, et qu'il t'a choisi. - Peut-on ne pas... ?»
Elle visait sans doute à bien, mais il s'était tendu d'un coup lorsque le prénom du garçonnet avait été levé dans la conversation. Tsuzume haussa les sourcils, surprise, mais hoche de la tête, le visage circonspect. Pour l'instant, Natsume n'a pas vraiment envie de réfléchir à ça. La question est brûlante, surtout en considération de ce qui vient d'être dit, mais la pensée fait remonter un tressautement de peur dans sa poitrine. La vieille femme choisit de ne pas insister, préférant encore lui laisser un peu d'espace sur ce point, surtout lorsqu'elle remarqua que le visage du cadet se décomposait petit à petit, au fil des secondes. Devenu blanc, l'anxiété clairement écrite dans ses yeux, il se mordit les lèvres en bafouillant quelques excuses piteuses.
« P-pardon, je suis vraiment un imbécile, j-je... - Natsume ! »
C'était probablement trop ferme, vu la manière dont il s'était d'un coup tendu sur lui-même avant de lever un regard inquiet et craintif vers elle. Le remarquant, Tsuzume grimaça, choisissant de ne faire aucun commentaire, mais plutôt de rendre son ton plus lent et doux.
« Pas de ça. S'il te plait ? »
Avec hésitation, le cadet hocha de la tête, détendant très légèrement ses épaules. Dans une exhalation nerveuse, il prit une pause très brève, avant de parler de nouveau. Il ne sait pas si ce qu'il va dire fait sens, mais il sent que cela marine dans sa poitrine depuis des semaines, voir des mois, même. Lorsque Samaël avait lancé le sujet du mariage sur la table, et que, même avant, il partait chez ses grands-parents, il lui était déjà arrivé de se rendre compte qu'effectivement, il y avait un souci. Et si tous les soucis n'ont pas à être adressés tant qu'ils ne blessent personne, Natsume tient à comprendre celui-ci. Voir même le dépasser, mais pour l'instant, c'est une hypothèse assez effrayante. Alors il suppose qu'il faut bien commencer par quelque chose, même par ça ; de vagues phrases marmonnées d'un ton hésitant et lent.
« … Je sais depuis un moment que j'ai des soucis avec ça, et... Et quand je voyais la facilité que vous sembliez avoir avec moi, Nagisa ou Axel, je me disais que... Que je ne pourrais jamais vous rendre ça, parce que quelque chose cloche, chez moi. »
Une information que l'on lui avait tant rentré dans le cerveau qu'il avait fini par y croire. Après tout, si suffisamment de personnes lui disaient que c'était lui qui ne faisait jamais aucun effort, et qu'il exagérait à chaque fois qu'il se plaignait, alors ce devait être vrai, n'est-ce pas ? C'était en tous cas la logique tordue avec laquelle il avait grandi, et qui continuait de l'accompagner de temps à autre. Mais sur ce sujet, il avait toujours été relativement jaloux des autres, aussi pathétique que ce soit : il aurait aimé avoir leur aisance, lui qui faisait des crises dès lors que son petit-ami de neuf années ne faisait qu'effleurer avec d'énormes pincettes l'idée d'avoir des enfants éventuellement, un jour, avec tant de conditionnel que c'en était presque grotesque. Avec Axel, après tout, il n'arrivait toujours pas à définir sincèrement et sans crainte la relation qu'il entretenait : dès lors qu'il se tentait à l'exercice, la peur lui faisait tout refouler, et reculer de plusieurs pas au moins. Un comportement qu'il est le premier à remarquer et à déplorer, d'ailleurs, même si il sait que ce n'est pas une excuse, au vu du fait qu'il se devait d'être l'adulte responsable entre eux deux. Mais les faits sont là : contrairement à Tsuzume, par exemple, chaque étape lui est difficile, compliquée. Il n'a très certainement pas l'aisance qu'ont les autres, et il craint que ça ne vienne jamais. Il idéalise, sans vraiment se rendre compte, ce qu'ils peuvent faire.
« E-et pendant un temps, je... Je crois que c'était rassurant, de me dire que ce n'était pas pour moi, tout ça. Que j'étais juste trop détraqué, et que c'était impossible. »
Impossible d'avoir des amis, impossible d'être à peu près heureux et de ne pas passer ses journées à être pourchassé par la dépression. Impossible d'aimer et de donner sa confiance aux gens, impossible, bien sûr, d'avoir et de construire une famille saine. Tout un tas de petits interdits et de blocages, plus rassurants que l'idée que tout ne s'écroule si jamais il s'y risquait. C'est stupide, quand il y pense, et un rictus désabusé se dessine sur ses lèvres abîmées par les morsures qu'il s'est infligé sur l'effet du stress ; un vieux réflexe, qui bien souvent, traduit presque directement son état nerveux. Et il n'a pas cessé de les mâchouiller depuis trois jours. Il ne parle plus, pourtant. Il a l'impression de s'être ridiculisé, et le silence qui suit ses propos ne l'aide pas à se rassurer. Il jette un coup d’œil forcé vers l’œuf qu'il était supposé surveiller en venant ici, mais le cœur n'y est pas : il ne réagit même pas en le voyant bouger, comme si il ne se rendait pas compte de ce que cela pouvait signifier. Pendant quelques secondes, ses pensées s'éloignent, et il se laisse aller à cette sensation, moins pénible que l'anxiété. Tsuzume finit toutefois par parler de nouveau.
« … Tout ne repose pas sur toi, tu sais ? »
Cette remarque a le mérite de le surprendre, lui faisant très légèrement écarquiller les yeux. Il n'a pas l'air d'avoir une seule fois considéré ce simple petit fait, comme si c'était tout nouveau, ou la première fois qu'on lui disait quelque chose qui devrait pourtant être évident. L'ancienne enseignante ne s'arrête toutefois pas sur cette réaction.
« Ce qu'on veut c'est... Partager quelque chose. Et créer quelque chose. Mais avec toi. Ensemble, je veux dire. C'est... C'est le principe même. »
Neutre, il ne parvient pas à afficher une expression particulière sur son visage au début. Tout cela ressemblait étrangement à un autre sujet qui traînait sur le bord de sa conscience depuis des mois, d'ailleurs, et si la pensée lui fit peur, il la chassa dans un coin de sa tête, encore interdit, mais définitivement intrigué. ... Est-ce que c'est ça, qu'il avait en tête ? Cela faisait plus de sens, pris dans ce contexte. Et cela avait l'air plus attrayant, même si il n'aimait pas du tout y penser. Il chassa toutefois cette coïncidence, désireux de se focaliser sur un seul point à la fois. Les sujets brûlants, ce serait un à la fois.
Pour l'instant, il en venait surtout à se demander si ce que ses grands-parents lui proposait était si dangereux que ça, au fond. Et la réponse, tirée de son cerveau qui, pour une fois mettait sa sale habitude de calculer des probabilités de côté, lui indiquait que clairement, non. La simple mention d'une égalité, d'un partage ou d'un objet sous-jacent, pas forcément défini, et le fait de créer des souvenirs était en soi largement suffisant, lui paraissait déjà atténuer considérablement la piqûre au fond de sa tête. Néanmoins, quelque chose continue de s'agiter au fond de sa tête. Il ne sait pas si il s'agit d'une quelconque forme de fatigue, ou si c'est le fait de percer une telle bulle de pus qui lui est aussi pénible, mais sa gorge est nouée. Son ventre aussi, mais il a en même temps la sensation que quelque chose s'est libéré. Ses épaules tremblent un peu. Natsume se sent bien faible, d'un coup, et à découvert. Il n'aime pas ça, mais il n'y peut rien, de toute manière. Sa sensibilité vient lui jouer des tours. Il a l'impression que tout tonne plus fort dans sa tête, signe qu'il doit être proche d'une surdose émotionnelle et sensorielle qui le fatiguera sûrement tellement qu'il ne pourra plus rien faire d'autre aujourd'hui. Mais... Mais c'est pas grave. C'est pas grave, si... Si ils ne mentent pas, alors...
« Tu n'as pas à nous répondre maintenant. Juste... C'est que nous avons en tête. »
Plusieurs secondes de silence passent. Si les deux aînés semblent attendre quelque chose de lui, seul un sanglot à demi-cassé lui échappe, avant qu'il ne balbutie un mot à moitié marmonné.
« Désolé. »
Un reniflement plus loin, et voilà qu'il laisse Tsuzume venir saisir doucement sa tête pour venir la laisser reposer contre son épaule. La vieille femme se contente d'un sourire un peu désolé, et quelque peu attendri également. Elle caressa distraitement la tête du plus jeune qui, à son grand étonnement (elle haussa un peu dramatiquement les sourcils), se laissa faire, et parut même pencher son crâne en la direction de sa paume. Malgré tout, elle pouffa légèrement.
« … Tu es aussi sensible que Ryûchi, c'est incroyable. Les deux mêmes ! - Non mais, oh, Tsuzume ! - Oh, ne commence pas à jouer les murs de pierre ! La dernière fois, tu t'es mis à renifler en disant qu'il ressemblait à Miyu, en costume ! »
Le visage de Ryûchi tourna très vite au rouge cerise, sous le regard éberlué de Natsume, qui le dévisagea fortement, incrédule face à ce qu'il entendait. Baffouillant soudainement et détournant le regard comme un enfant pris en flagrant délit de vol de cookies, il se mit à pointer du doigt l'une des vitrines en protestant d'une voix impérieuse.
« … Oh, hé, hein, occupez-vous plutôt de l'oeuf, là ! - Merde ! E-euh, p-pardon ! »
Tsuzume gloussa sans honte devant sa gêne, mais Natsume ne perdit pas énormément de temps là-dessus. Déjà, son attention était portée sur le fait d'ouvrir la couveuse agitée, et d'en libérer avec toute la délicatesse possible malgré son impatience, son contenu. L’œuf était si mobile qu'il n'y crut pas, au début, en prenant en compte tout ce temps de gestation, mais il allait éclore d'un instant à l'autre. Et cet instant, d'ailleurs, fut immédiat : Natsume n'eut pas le temps de le déposer sur une surface propice, puisque le pokémon choisit de se libérer de sa prison natale alors qu'il était encore dans les bras de l'éleveur. Curieux, l'hôte s'arrêta immédiatement, plongeant ses yeux sur la surface du petit objet ovale alors que des morceaux de coquille commençaient à s'éparpiller au sol. Il jeta malgré tout un coup d’œil mauvais à ses grands-parents car ces derniers regardaient par dessus ses épaules et qu'il haïssait cela profondément (Tsuzume esquissa un rictus désolé, tandis que Ryûchi grogna sans honte). Il retourna vite à l’œuf, et, émerveillé, constata que la tête du bébé était déjà sortie, et que le petit le fixait avec de grands yeux attentifs, son corps encore peu lent à la réaction.
« Un Guérilande... ? C'est... Mignon. - Adorable, oui. Ryûchi, vous pouvez me passer une couvert- - ... Tu. »
Il releva le regard, surpris. Interdit, il n'osa pas poser la question qui lui brûlait les lèvres en ce moment, mais en remarquant le petit sourire intimiste sur le visage de l'aîné, Natsume en esquissa un plus maladroit à son tour. Il hocha de la tête, l'air de rien.
« D'accord, tu. Une couverture, donc. »
Le sourire disparut immédiatement.
« … Oui, alors, n'oublie pas le « s'il te plait », tout de même. »
Et, sur le coup, il n'avait pas pu s'empêcher de rire. D'un rire débarrassé de crainte, pour le moment. |
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O C T O B R E
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